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Blog littéraire.


En finir avec le jugement

Publié par olrach sur 17 Janvier 2016, 14:06pm

 

Histoire de la violence est avant tout l’histoire d’une dépossession. Alors qu’il rentrait dans son appartement parisien, proche de la place de la République à Paris, après une soirée de réveillon de Noël passée avec des amis à lui, le narrateur est accosté par un jeune homme qu’il hésite à inviter passer la nuit chez lui. Lors de cette rencontre furtive, une première dissociation apparaît entre la parole et le corps ; l’une tente de résister alors que le désir physique emporte déjà le personnage dans un vertige qui le fait chanceler. La nuit se passe. Le jeune homme qui dit s’appeler Reda évoque sa famille, l’arrivée en France de son père, en provenance de Kabylie, dans les années 60, l’hésitation elle aussi vertigineuse qui fut la sienne à entrer dans un foyer d’accueil pour travailleurs immigrés. Un lieu inhospitalier et bruyant dans lequel les allées et venues incessantes des travailleurs et une grande promiscuité rendent insomniaques les déracinés qui y cohabitent. Puis l’agression. Reda dérobe des affaires personnelles appartenant au narrateur. Une lutte s’ensuit. Reda tente d’étrangler son hôte et le viole.

Mais Edouard Louis ne choisit pas de raconter cet épisode de grande violence sous la forme d’un simple témoignage. Il rapporte le récit que sa sœur Clara fait de cette agression à son mari, le narrateur venu se réfugier quelques jours dans sa famille, écoutant tétanisé ce récit rapporté, caché derrière une porte. Tout au long de ce roman oppressant d’intelligence, cette narration de seconde main est amendée, corrigée, prolongée par le narrateur lui-même qui confronte cette parole à la langue officielle du pouvoir policier, médical et judiciaire. Ses amis l’enjoignent de porter plainte mais pour quelle raison porter plainte ? Pourquoi porter sur son dos telle une marque infamante la plainte d’avoir été la victime d’une agression ? Les institutions judiciaires et médicales ne commencent-elles pas par déposséder le plaignant de sa propre parole, en établissant des catégories parfois infamantes elles aussi qui ne font que relayer la violence originelle de l’agression ? Pour la police, Reda est un profil de type maghrébin. Pour la médecine, le viol est une forme de mort que l’on inflige. Or ce que le narrateur a souffert se situe aux antipodes de ces classifications mortifères. Un jeune homme l’a séduit puis agressé et cette violence doit être d’abord rapportée aux limites dans lesquelles elle s’est inscrite : « la violence première de la situation, écrit Edouard Louis, était d’abolir l’extérieur, de condamner à exister à l’intérieur des limites qu’elle trace. » Or, pour l’auteur, cette violence de l’enfermement est avant tout géographique - et par là même historique -« comme si la géographie était une histoire qui se déroulait sans nous, hors de nous », à l’instar de l’Histoire et de l’inscription tragique dont elle tatoue aussi nos corps et nos mémoires. Celle de la décolonisation, de la guerre d’Algérie, de la difficile intégration des enfants d’immigrés de deuxième et troisième génération.

Comprendre la généalogie de cette violence historique là, qui est aussi celle de la domination, est sans nul doute la tâche la plus difficile et la plus douloureuse qu’un romancier puisse avoir à surmonter aujourd’hui. Avec ce second roman absolument éblouissant, Edouard Louis n’en finit pas seulement avec Eddy Bellegueule, il accomplit un acte décisif qui est la marque des grands et tente d’en finir avec le système même du jugement.

Edouard Louis, Histoire de la violence, Editions du Seuil.

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