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Blog littéraire.


L'usage de la terreur

Publié par olivier rachet sur 27 Août 2016, 16:13pm

 

      Ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, écrivain et réalisateur, Jean Louis Comolli s’interroge dans un essai intitulé Daech, le cinéma et la mort sur les techniques de propagande de l’autoproclamé Etat Islamique. Disposant de leur propre studio de cinéma appelé Al Hayat Media Center, les djihadistes assortissent leurs odieuses exactions de vidéos de propagande dans lesquelles l’horreur de la mort infligée en direct constitue leur marque de fabrique.

 

      L’auteur ne s’embarrasse pas de notions théoriques et commence par définir ces vidéos comme relevant de l’esthétique même du cinéma. Une séquence est enregistrée, cadrée, mise en scène et grâce à la révolution du numérique diffusée simultanément sur internet et partagée par les réseaux sociaux. A l’image du cinéma hollywoodien dont ils s’inspirent, les djihadistes recherchent la saturation du regard et à travers leur fascination pour ce que Comolli appelle « un montage de sensations » multiplient les effets spéciaux. Une utilisation emphatique des effets visuels et sonores (ralentis, bande son tapageuse, utilisation grotesque des gros plans…) rivalise avec le spectaculaire des blockbusters américains dont ils ne font que pasticher les plus grosses ficelles.

 

       L’un des intérêts des réflexions que mène Jean Louis Comolli consiste à interroger la place laissée au spectateur auquel s’adressent ces vidéos macabres. Si le cinéma s’est longtemps défini, presque négativement, par l’importance qu’il accordait autant à ce qui était caché qu’à ce qu’il montrait - le hors-champ permettant à l’imagination du spectateur non de combler les lacunes du film mais d’intérioriser son expérience de spectateur - force est de constater qu’une utilisation spectaculaire de la technique cinématographique saturant l’espace de la représentation comporte une dimension forcément tyrannique. En ce sens, la propagande de Daech est bien contemporaine d’une époque ayant à la fois exacerbé les possibilités de production et de diffusion des images et démocratisé leur accès. « La multiplication des écrans, écrit Comolli, dématérialise ce que nous appelons encore notre monde. C’est la force de Daech, puissance écranique. » Aux spectateurs que nous sommes tous de nous interroger sur la pulsion scopique qui est inscrite en chacun de nous et qui est en permanence sollicitée par les réseaux sociaux et convoquée par la multiplication des écrans. L’auteur tente, de son côté, de cerner cette transformation même de la subjectivité de notre regard, en évoquant une « déprivatisation du regard ».

 

       A plusieurs reprises dans l’ouvrage, Comolli s’interroge aussi sur la frontière séparant le réel de la fiction, le vrai du faux. La possibilité offerte par le cinéma qu’une scène soit toujours jouée et donc artificielle semble constituer une réelle aporie critique. La réflexion de l’auteur n’est pas dépourvue parfois d’errements notamment lorsque celui-ci rapproche la conception d’Hervé Bazin du « montage interdit » du peu d’intérêt que les djihadistes portent au montage de films qui se veulent souvent dénués de tout regard sensible. Les exemples des terroristes ayant utilisé pour filmer leurs crimes des caméras go pro à courte focale sont sans doute plus intéressants à considérer. Ce choix technique n’a pas seulement pour conséquence de privilégier des plans larges dans lesquels le regard du spectateur se perd mais il montre surtout l’absence de tout foyer de la perception, déshumanisant par là-même celui qui confesse la soumission de son esprit critique à l’emprise même de la technique. Là où les bourreaux pensent pouvoir accroître la sensation de terreur ne demeure qu’une forme nouvelle d’asservissement par les images.

 

       Mais toute l’intelligence de cet ouvrage qui donne véritablement à penser réside dans l’analyse qui est faite de ces vidéos de propagande dont l’essayiste souligne le caractère fantasmagorique. « Quand la mort devient visible et donc filmable, ce n’est pas la mort, c’est une métaphore de la mort qui est filmée, écrit justement Comolli. » Ce cinéma, s’il ne fait pas honneur au septième art, déréalise non seulement la mort mais assimile toute exécution à une « apothéose sacrificielle » face à laquelle le spectateur reste de toute façon impuissant. Comolli semble ici suggérer la limite même de cette propagande à laquelle il oppose, avec un sens de l’éthique admirable, une autre façon de faire du cinéma, en redonnant par exemple aux victimes des bourreaux toute leur dignité. Il cite, à cet égard, un collectif syrien Abounaddara dont le principal souci reste celui de la forme : qu’il s’agisse de filmer en plan volontairement large un bombardement de Damas en maintenant le spectateur dans le doute ou de faire entendre le témoignage d’enfants rescapés des bourreaux, en les filmant de dos pour ne pas jouer le jeu tragique du voyeurisme et de la pulsion macabre de penser qu’un jour on pourrait voir sa propre mort en face.

 

            Jean Louis Comolli, Daech, le cinéma et la mort, Editions Verdier.

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