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Blog littéraire.


L'utopie et la peur

Publié par olivier rachet sur 2 Novembre 2019, 10:13am

 

 

   Pour qui voudrait tenter de comprendre ce qui se joue actuellement en Algérie, peut-être faudrait-il recommander de se documenter quelque peu et de lire ce récit essentiel de Wassyla Tamzali, Une éducation algérienne. Publié il y a une douzaine d’années, ce récit à mi-chemin du document historique et du roman familial est marqué tout d’abord par les soubresauts d’une histoire algérienne qui aboutit en 1962 à l’indépendance du pays. Au centre des souvenirs, le drame de la perte du père, assassiné en 1957 par une jeune recrue du FLN. Une éducation algérienne est bien plus qu’un livre de souvenirs, il s’agit aussi d’une dette comme en témoigne la narratrice dans l’épilogue : « C’est de fidélité qu’il s’agit, de fidélité à un jeune homme de quarante-neuf ans qui ne saura jamais pourquoi il a été tué par un enfant de son pays. » En amont, autant de pages admirables composées à partir du paradis perdu de l’enfance et de la maison de Saint-Eugène dont la famille sera dépossédée suite à la nationalisation des propriétés familiales. Moments de bonheur où afflue toute la mémoire d’une culture méditerranéenne à laquelle Wassyla Tamzali est reliée par sa mère, d’origine espagnole, et son père Algérien : « Nos tables, écrit-elle, mêlaient les histoires et les goûts de la Méditerranée, de la Byzance raffinée, à ceux abrupts et corsés de la Berbérie kabyle, en passant par les plats safranés d’Al-Andalous. »

 

   S’ensuit la narration d’une « passion politique » qui conduira l’auteure à s’engager dans le tourbillon révolutionnaire de l’époque et à participer à l’édification d’une nation porteuse de toutes les promesses. Avec la distance qu’offre tout récit autobiographique, l’auteure analyse l’effusion lyrique et la passion utopique qui marquèrent toute une génération, qui avait coutume de se rassembler à la Cinémathèque d’Alger. Cette même soif d’utopie que l’on retrouve aujourd’hui chez une nouvelle génération durablement marquée semble-t-il, à l’image des plus anciens, par l’expérience socialiste : « L’illusion lyrique conduira longtemps la sarabande algérienne », reconnaît la narratrice, partagée entre la détermination innocente des engagements et les enjeux toujours plus ou moins aveugles du pouvoir. Au détour des pages, l’analyse qui est faite d’une usurpation du pouvoir démocratique par une classe dirigeante ayant réussi le prodige de se constituer en parti unique et de pactiser avec le diable islamiste aide à comprendre les impasses, mais aussi les espoirs, de la révolution populaire à laquelle nous assistons aujourd’hui : « Le pouvoir, écrit Wassyla Tamzali, et c’est son mode de fonctionnement depuis le début, n’a aucune stratégie politique, il n’a que des stratégies de pouvoir. » 

 

   Ce livre peut se lire comme une profession de foi démocratique où la subjectivité du récit rejoint le plus souvent l’aventure collective. Leçon de littérature en acte à l’usage de ceux qui ne voient pas combien nos vies intimes sont imbriquées dans les tragédies de l’Histoire que nous nous évertuons le plus souvent à éloigner de nos regards, et combien l’Histoire elle-même est inséparable des individualités qui la composent. Pas de sujet ou de singularité sans une inscription dans les différents enjeux de pouvoir d’une époque donnée – telle est bien la leçon indépassable du marxisme qui gagnerait à reconfigurer nos horizons. Pas d’histoire collective ou d’aventure démocratique sans les sujets-citoyens qui devraient en être le socle. Pendant la décennie dite noire qui vit les islamistes du FIS arriver en tête des élections législatives, l’auteure resta douloureusement tiraillée – et comment ne pouvait-on ne pas l’être ? – entre deux aspirations contradictoires : comment respecter un processus démocratique sans omettre la responsabilité de ceux qui contribuèrent à une islamisation des mœurs qui finit par se retourner contre eux. Une éducation algérienne fourmille de réflexions qui gagneraient à être reprises et pensées aujourd’hui, aussi bien sur les illusions sémantiques de la liberté ou le règne sans concession du fratricide qui a inspiré à la psychanalyste Karima Lazali un récent livre tout aussi passionnant : « La libération et la liberté, écrit Wassyla Tamzali, même racine et faux amis. Ce que je sais aujourd’hui, c’est que dans mon pays, dès les premières années, la libération, portée par un souffle dont on sentit longtemps la puissance, avait effrayé la liberté ; si jamais elle avait eu des velléités de se montrer, mais ça, nous ne le saurions jamais. » Et quelques pages plus loin, cette réflexion permettant de comprendre l’impasse dans laquelle semble s’enferrer le pouvoir actuel : « Dans l’Algérie indépendante, il n’y avait plus de père pour rétablir l’ordre des choses. Le pays qui s’annonçait devant l’histoire l’avait tué. C’était le règne des frères. » On l’aura compris, avec ce récit magistral, Wassyla Tamzali nous donne des clés pour comprendre notre monde actuel. Une lecture nécessaire. 

 

Wassyla Tamzali, Une éducation algérienne, éditions Gallimard, Collection « folio histoire »

Crédit photo : Halida Boughriet, Exil des anges, 2019, courtesy de l'artiste

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