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Blog littéraire.


Les enfants ne joueront plus jamais

Publié par olivier rachet sur 22 Novembre 2019, 18:33pm

   Peut-être y a-t-il deux catégories de textes : ceux auxquels on a été contraint et les autres ? Les textes de circonstance, opportunistes qui souvent font la joie des critiques et la Une des journaux. Ceux qui reçoivent des prix et rejoignent la cohorte des classiques dans lesquels meurent les pétales de rose qu’on a, un jour, cueillis. Alger, journal intense de Mustapha Benfodil relève sans nul doute de la première catégorie. Texte ardu mais jouissif, texte difficile mais exaltant où l’expérimentation laisse souvent la place aux confidences les plus douloureuses. Un roman écrit dans l’urgence, comme il ne s’en écrit plus guère. Tout débute par un accident de voiture dont la victime est un astrophysicien renommé, Karim Fatimi, tout près d’une Maison hantée dont on perçoit d’entrée de jeu qu’elle revêt une dimension allégorique. L’homme est aussi l’auteur d’ouvrages comme ce conte « louphoque » intitulé Les Enfants ne joueront plus jamais, cette nouvelle appelée PseudHomme, ces deux romans que sont Pasolini à Alger et Le Procès de l’absent, dont le dernier est resté inachevé. Le récit alterne, la majeure partie du temps, le journal intime de Mounia, la femme de Karim, et les bribes d’un journal et d’autres écrits de son mari défunt qui reviennent sur les périodes troubles de l’Histoire algérienne : d’octobre 1988 à la décennie noire jusqu’à « la nuit du 28 novembre 1994 en plein visage... », un enlèvement : « du pipi de chat dans un bain de sang national », avait coutume de dire le personnage de Karim.

    Cette Maison hantée, n’ayant jamais été habitée autrement que par la terreur, pourrait être ici l’allégorie de la nation algérienne elle- même, surnageant difficilement des décombres et des accidents de l’Histoire qui semblent relever d’une malédiction tragique dont on ne sait s’il faut la faire remonter à la période coloniale ou à l’indépendance. Aux deux, sans nul doute. L’accident devient dès lors le motif d’un processus démocratique qui toujours donne l’impression de s’enrayer. Mounia évoque d’ailleurs, à propos de son mari, ses « airs de Petit Prince faussement naïf demandant la route de la Démocratie ». Chemin que prennent depuis 9 mois les habitants algériens qui défilent aujourd’hui, malgré les intimidations, les arrestations et les menaces. Karim, lui, exprime souvent son désespoir : « Et j’ai perdu toute foi en la vie, toute considération pour le verbe “vivre”, toute confiance, toute consistance, et je vois des accidents partout, la vie me paraît peuplée de cadavres, de corps démantibulés, éclopés, abandonnés, je vois le mal partout, le malheur frapper sans distinction [...] ». La politique ou la continuation de la terreur, mais par d’autres moyens, voilà ce que l’expérience nous enseigne. Souvenir d’un mois de novembre 1992. On frappe à la porte en pleine nuit. Contrôle out of control : « Tu es étudiant ? En quoi ? Sciences Politiques ? Pourquoi, ça s’enseigne, ces conneries-là ? Voilà à quoi ça nous a amenés, la politique. » Or, ce que le roman de Benfodil démontre avec une grande virtuosité, multipliant les décrochages de points de vue, diversifiant les supports et les caractères – un portrait de Mahmoud Darwich peut côtoyer un dessin d’enfant, un brouillon d’écrivain ou la lettre de refus d’une maison d’édition – c’est que le récit seul est politique. Dans la confession à la fois de ses terreurs et l’affirmation de ses affranchissements. Que l’amour libre reste une conquête toujours à recommencer n’est pas le moins touchant des plaidoyers du roman qui ironise sur l’interdiction « DE PRATIQUER LE ROMANTISME » : « SDF amoureux, on n’avait pas d’Alger où poser notre cul, où se palper, s’ausculter, croiser nos papilles et nos fraises, greffer nos éruptions de braise ; baisers volés au trottoir, au pied levé, sans rien enlever, juste simulation câline, simulacre d’amour. Sophia, fou d’elle, Sophia, habillée à faire bander Dieu [...] ». Et puisque l’on en parle, le roman cache dans ses pages un texte manifeste qui n’est pas sans rappeler ce texte de Sade dans La philosophie dans le boudoir : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ». Intitulé « Manifeste pour un dieu humain », ce texte réactive le pari pascalien sur fond de physique quantique, invitant ses compatriotes à accomplir encore quelques efforts : « Mais l’existence de Dieu n’est que la première d’une série de prémisses. Une pétition de principe. Encore faut-il nous dire comment IL entend utiliser son pouvoir absolu, son pouvoir démesuré. Comment entend-IL disposer de nous et à quelle fin ? Quel est son projet ? »

   Quelques pages précédemment, cette niaiserie notée comme par mégarde : « La religion est l’exploitation de l’homme par l’âme ». Et puis, ces mots datant d’octobre 1988 qui résonnent comme un avertissement sans cesse recommencé : « Le carburant est là. Les sociétés roulent au diesel, c’est connu. Mais les révolutions, quand elles arrivent, c’est une combustion explosive. » Quand on vous disait qu’il était question d’urgence...

Mustapha Benfodil, Alger, journal intense, éditions Macula.

Crédit photo : Mohamed Fouad Semmache, Série "Out of control", courtesy de l'artiste

Crédit photo : Mohamed Fouad Semmache, Série "Out of control", courtesy de l'artiste

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