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Blog littéraire.


L'art du silence

Publié par olivier rachet sur 19 Octobre 2021, 16:31pm

L’oubli est la grande affaire de Modiano. L’oubli sous toutes ses formes. Celle de l’amnésie, du déni, de la mémoire involontaire. L’oubli n’est pas subi, mais il est une force agissante, un organe à part entière comme peut l’être la jalousie chez Proust. Dans son dernier roman intitulé sobrement Chevreuse, le narrateur met en scène un personnage plus ou moins fictionnel, Jean Bormans, double ou alter ego de l’auteur. Personnage aux prises avec trois différentes temporalités, dont celle de l'écriture, qui n’ont de cesse de se chevaucher ou de s’interpénétrer. Le passé ne revient pas seulement nous hanter, il flirte en permanence avec le présent, comme le réel se trouble au contact de la fiction. « Au cours des années suivantes, écrit le narrateur à propos de Bormans qui se trouve être lui aussi romancier, on lui avait donné des détails qu’il ignorait sur quelques personnages de ses romans, à cause de leurs noms. Cela prouvait qu’entre la vie réelle et la fiction existaient des frontières confuses. »

Trois temporalités donc. Celle tout d’abord des années 60 correspondant à l’intrigue principale du roman où le narrateur retrouve des figures fantomatiques qu’il pense avoir croisées jadis lorsqu’il était enfant. Jadis, c’est-à-dire pendant les années 40 où officiaient des personnages à l’identité parfois changeante comme ce Guy Vincent se faisant parfois prénommer Roger, ayant offert au gamin qu’était alors Bormans une boussole pour se repérer dans un espace-temps qui n’est peut-être que celui du roman. Ce Temps, motif central des romans de Modiano, ne sort jamais véritablement de ses gonds. Il est au contraire cette énigme, ce silence, cette étoile toujours peu ou prou disparue sans laquelle il n’y aurait pas de littérature digne de ce nom. « On aurait dit qu’à travers toutes ces années un éclat de lumière lui parvenait enfin, celui d’une étoile morte. [...] À quoi bon tenter de retrouver le mois exact ou l’année ? Il restait là, figé, devant la tache de soleil sur la porte. »

Cette tache de soleil, ombre errante ou peut-être leurre, est la raison d’être d’un roman qui réussit de nouveau le prodige de subvertir les codes du roman noir – deux des protagonistes se seraient rencontrés en prison, mais on en ignore les raisons dont on pressent qu’elles sont à chercher pendant la période de l’Occupation –, et ceux du récit autobiographique. Chevreuse serait alors cette tache indélébile que l’oubli trace dans la mémoire de l’auteur, tache incandescente qui ne peut se regarder en face, angle mort qui reste celui de la Collaboration. Au final, Modiano nous livre aussi un manifeste poétique où le silence n’est que la manifestation de cette force de frappe de l’oubli que nous évoquions au commencement. « Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-là (l’art de se taire), un art très difficile, celui qu’il admirait le plus et qui pouvait s’appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. Son professeur ne lui avait-il pas appris que la prose et la poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silences ? » À méditer du côté des beaux parleurs et des commentateurs insatiables de leur propre œuvre...

 

Patrick Modiano, Chevreuse, éditions Gallimard

crédit photo : Brassaï, "La bande du Grand Albert", Paris, 1931-1932

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