Qu’est-ce qu’un écrivain ? Ni un mage, ni un prophète, encore moins un salarié, fût-il du spectacle. Une vigie peut-être : une voix et une vue résistant à la tempête et à la dévastation. Sollers est sans conteste un écrivain, comme en attestait déjà Barthes dans l’essai qu’il lui consacre en 1979 Sollers écrivain ; l’un des plus importants de notre époque. Sans doute y a-t-il dans l’exil intérieur qui a toujours été le sien quelque chose du Prospéro shakespearien, naviguant en eaux douces entre l’île de Ré, Venise et Paris, mais aussi New York ou Bordeaux ? Présenté par l’auteur comme un possible « testament du Temps enchanté », Agent secret, publié aujourd’hui dans la Collection « Traits et Portraits » de Colette Fellous au Mercure de France – l’une des rares collections dont la notoriété dépasse celle de la maison d’édition –, dresse le portrait d’un être libre dont la clandestinité est le secret. Clandestinité qui trouve sa source dans l’expérience de la Seconde Guerre mondiale – Philippe Joyaux naît en 1936 à Bordeaux – qui voit la maison familiale être occupée par les Allemands et la famille se réfugier au grenier pour écouter Radio Londres. Expérience fondatrice dont Sollers parle souvent et qui l’initie alors tout autant à la poésie par l’entremise des messages codés de la Résistance qu’à l’usage d’un monde définitivement marqué par le mal, la cruauté et le mensonge.
Sans doute n’est-il pas donné à tout enfant de faire cette expérience radicale qui conduit inéluctablement à transformer sa vie en destin. Sollers refuse plus tard de combattre en Algérie et simule la démence. Il s’enthousiasme pour la Révolution culturelle, mais aussi la civilisation chinoises, moins par aveuglement idéologique que par esprit tactique et disons-le visionnaire. Il n’aura de cesse d’approfondir sa lecture de la Bible et des textes sacrés, et de rendre les auteurs réputés classiques à leur inactualité première, c’est-à-dire à leur éternité. Agent secret peut se lire comme un manuel de savoir-vivre et de savoir-lire à l’usage des jeunes générations : « Vivre avec la sensation que se produisent sans arrêt des évènements, pas forcément énormes, souvent furtifs. L’art, c’est ça. C’est une science des évènements. » Nous y sommes toujours.
On croise dans ce livre les figures ayant accompagné cette vie d’écrivain: Ponge, Bataille, Barthes, Lacan, Guyotat, mais aussi Dominique Rolin, l’amour éternel, et Julia Kristeva. D’autres compagnonnages sont passés sous silence, et l’on s’étonne que ne soient cités ni Marcelin Pleynet ni Jacques Henric. De très belles pages sont consacrées à David, le fils que Sollers eut avec Kristeva. Mais au final, l’écrivain vaut surtout pour la puissance visionnaire du regard qui reste le sien. Et le livre active, à travers les siècles, des signaux qu’il nous serait sans doute utile de méditer en ces temps de détresse galopante : « Ce n’est pas la peine non plus de parler d’intelligence artificielle ou de transhumanisme, prévient Sollers, ce sera de plus en plus artificiel et de moins en moins intelligent. » Face au danger qui pèse devant la possibilité même de l’écriture et de la lecture – on reparlera bientôt de ce hold-up misérable que constitue ce que les obscurantistes du jour nomment « l’écriture inclusive » – Sollers sonne le tocsin : « Il nous faut nous désactualiser d’urgence, arriver à penser en termes beaucoup plus larges et beaucoup plus profonds que l’actualité, sinon la littérature disparaît. » Un rêve ultime ? Celui, comme chez Rimbaud, de voler selon, d’embrasser la liberté ultime des oiseaux, tout en demandant avec Nietzsche « pardon à ce monde pour lequel nous n’avons pas été assez silencieux. » Ni logique du sens, ni logique de la sensation, mais en musicien de la langue française ayant trouvé quelque chose comme la clef de l’amour, une logique du silence, de droit ou de force. Un art du sublime.
Philippe Sollers, Agent secret, éditions Mercure de France, Collections « Traits et Portraits »