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Blog littéraire.


Effacer la mémoire

Publié par olivier rachet sur 1 Avril 2019, 21:45pm

   L’horreur est-elle une catégorie esthétique ? Pour celui qui a médité la peinture de Bruegel et de Goya, sans aucun doute. Pour celui qui, à l’instar de Zoran Music prolongea son expérience des camps dans la peinture, sans aucune mesure. Celui-ci naquit en 1909, à Gorizia, dans l’Empire austro-hongrois. Il fut déporté en 1944 à Dachau, le premier camp de concentration créé par la SS en mars 1933, où il ne cessa pas de dessiner ce qui s’offrait à son regard : « C’est un paysage, dit-il immédiatement pour tenter de comprendre ces milliers de corps jonchant le sol. Prenant conscience de l’étrangeté du mot pour désigner des cadavres, il précise : Je dis “paysage” pour exprimer quelque chose de terrible. Si je dis paysage, je pense à des cadavres, des paysages de cadavres. »

  Il s’installa par la suite à Venise où il commença à peindre, mais ce n’est qu’en 1972 qu’il inaugure un cycle baptisé « Nous ne sommes pas les derniers » où il donne forme à son expérience concentrationnaire. S’agit-il alors de témoigner ou de se souvenir ? Pas tout à fait, bien plutôt de figurer ce qui pouvait et devait encore l’être. Jean Clair, auteur de cet ouvrage magnifique et terrible Zoran Music à Dachau, La Barbarie ordinaire, a raison de placer la question de la figuration au centre de sa réflexion : « L’ère du soupçon n’était pas seulement celui du langage. Il s’étendrait à la figuration. Le triomphe du nazisme, c’est d’avoir fait perdre la face de l’homme. » Triomphe de la mort, pour paraphraser un tableau de Pieter Bruegel, qui fut aussi en partie préparée par des avant-gardes, notamment futuristes, ayant noyé la figuration dans les puits de l’histoire. L’historien de l’art qu’est Jean Clair cite à propos Ernst Bloch remarquant que « le siècle qui a vécu l’abstraction est aussi celui qui a connu les camps de concentration. » Le peintre que fut Zoran Music lui ne transigea pas avec cette rude mise à l’épreuve que constitue la figuration même de l’horreur.

   L’abandon par un certain art contemporain de la figuration au profit d’un art conceptuel nous éloignant définitivement de ce « partage du sensible » dont parle Jacques Rancière n’est que l’arbre qui cache la forêt totalitaire. Les paradigmes mis en œuvre par le nazisme continuant, pour l’auteur, de définir en partie le monde dans lequel nous pensons encore vivre. Qu’il s’agisse dans le milieu du travail de remplacer les « services du personnel » par des « départements des ressources humaines : « Au détour d’une expression, la “personne” avec son poids de chair disparaissait, au bénéfice du terme abstrait de “ressource”, qui désigne charbon, pétrole ou minerais, les gisements matériels, bassins ou veines, dont un État tire son énergie. » Qu’il s’agisse à l’école d’effacer littéralement la mémoire en substituant au savoir et aux connaissances une pédagogie des « compétences ». Cet horizon qu’était l’homme, dans une culture qui se pensait humaniste, s’éloignerait ainsi à perte de vue : « L’humanisme n’aura peut-être été qu’une courte parenthèse entre la barbarie naturelle et la barbarie institutionnelle. »

   « Si c’est un homme », se demandait en son temps Primo Levi. N’est-il pas peut-être le premier des hommes celui qui tente aujourd’hui d’échapper à l’emprise de la technique et de se mesurer à la mort en acte, en figurant ce qui peut encore l’être ? Entreprise ardue s’il en est qui est la raison d’être de l’art depuis ses origines paléolithiques : « La première figuration humaine peut-être se trouve au fond de Lascaux. Elle associe à jamais la mort, le pénis dressé, un puits obscur. La première peinture qu’un homme ait faite d’un homme représente un homme nu, déjà presque un cadavre, au sexe dressé, tombé en arrière. Mais c’est à peu près au même moment, même énigme aux deux termes de l’histoire humaine, que l’on découvre Lascaux, et ce qu’étaient Dachau et Auschwitz. » Combien de peintres aujourd’hui, combien d’artistes pour affronter et tenir tête à ce que Julia Kristeva appellait, dans un incontournable essai sur l’abjection, les « pouvoirs de l’horreur » ?

Jean Clair, Zoran Music à Dachau, La Barbarie ordinaire, éditions arléa.

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