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Blog littéraire.


L'amour à mort

Publié par olivier rachet sur 21 Mars 2024, 09:07am

   Le sexe est tout et la transgression, la règle. Telle est la vérité (ou blessure narcissique infligée à l’homme) que dévoila en son temps Freud dont Pascal Quignard, dans son dernier ouvrage Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, nous rappelle quelques idées « vieillissantes » : « La pulsion sexuelle est anormale (non normée). / Une espèce sexuée peut-elle dire nous ? Non. Jamais. » Et d’ajouter, à rebours de tous les fantasmes inclusifs du jour que le mot « sexe » ne désigne pas un objet : « Sexus ne nomme ni la vulve des femelles, ni le pénis des mâles. Il dit la sexuatio qui divise l’espèce, il nomme cette étrange coupure qui sépare les plantes, les arbres, les animaux, les oiseaux. Sectio désigne le fait de sectionner là où ni l’un ni l’autre ne sont ni réunis ni retranchés ». Au commencement sera donc toujours le sexe, pour paraphraser Calaferte dont on imagine que les ouvrages Septentrion ou La mécanique des femmes auraient sans doute à affronter aujourd’hui la véhémence de la censure médiatique. Le sexe est ce continuum qui nous rattache aux Anciens, mais aussi aux animaux, aux végétaux dont nous devrions nous sentir plus proches. Mais peut-être, nous suggère Quignard, faudrait-il commencer par nous affranchir de ce nous dont il nous rappelle qu’il ne recouvre rien d’autre qu’un fantasme œcuménique de régression infantile ou une idéologie que l’on est en droit de qualifier d’exclusive, dans sa prétention à vouloir régenter nos vies. Seuls surnagent dans cet océan du désir d’où naquit la déesse de l’Amour – des testicules tranchées du dieu Ouranos, faut-il le rappeler ? –, un « Je » et un « Tu » par nature asexués ou si l’on voulait carnavaliser l’esprit puritain du jour « non-genrés » : « Les personnes grammaticales Je et Tu dans la langue humaine sont non seulement dénuées de genre mais sont castrées de sexe. [...] Je est neutre. Une femme est tout aussi Je qu’un homme peut être Je. Les sexes sont évincés de la langue. »

   Que les sexes fussent évincés de la langue ne doit pas pour autant, pense Quignard, nous éloigner de cet instinct obsessionnel que l’on s’empresse trop souvent de recouvrir et sans lequel il n’y aurait ni création, ni génération, ni travail, ni sublimation. Pourquoi les hommes s’évertuent-ils à masquer cette vérité sexuelle autour de laquelle les mythes, et il faut bien le dire aussi les religions, ne cessent de tourner ? Un siècle a passé depuis Freud et le constat est amer : « L’enfant n’est plus un pervers polymorphe. Les sexualités des adultes et leurs désordres ne sont plus invraisemblablement et féeriquement infantiles. La sexuation n’appartient plus en propre à la genèse hétérosexuelle des espèces animales. L’amour ne consiste plus dans l’usage sauvage de tout ce qui entre et sort des corps de la femme et de l’homme par douze trouées étranges. » Et pourtant renchérit Quignard, « Freud avait raison et aucune de ce ces avancées ne doit être corrigée, ni déniée, ni trahie [...] La sexuation est coriace. Le désir est immarcescible. La pulsion est inéducable. » N’est-ce pas ce dont témoignent depuis la nuit (sexuelle) des temps poètes, philosophes (Platon en tête) mais aussi musiciens ou peintres, c’est-à-dire le masochisme, la sexualité polymorphe, la violence du désir dont l’auteur rappelle avec courage et clairvoyance qu’il est toujours « sans consentement » : Chez les végétaux, chez les animaux, chez les humains, la jouissance, à l’intérieur du corps, déborde à l’extérieur et c’est cette extériorisation qui procrée. Le plaisir qui monte dans le corps, vers lequel tout le corps s’arque, attend, se tend, est ce qui vient sans consentement. »

   Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour dont le titre à lui seul reposant sur une rupture de construction syntaxique appelée anacoluthe dit à lui seul ce que l’irruption de l’appétit sexuel vient déchirer de ce voile d’illusions que nous appelons servilement l’existence (quand ex-sister, c’est d’abord sortir de soi, n’est-ce pas ?), se lit donc comme une réhabilitation du désir et du plaisir qui lui est subséquent, à mille lieues de l’épuisement psychique des uns et de l’esprit de ressentiment des autres (qui doit surtout s’entendre aujourd’hui au féminin pluriel) : « Désirer donne l’assurance de ce qui est à venir. Rêver donne le visage de celui qui vient. [...] Aimer rêve debout. Le rêve ignore la négation, l’âge, l’Histoire, le langage et même le récit. Il pousse, il élance, il dresse. [...] Les amants se donnent l’éternité dès l’instant où leurs doigts se touchent, où leurs serres se resserrent, où les rémiges de leurs ailes se joignent, où leurs ombres s’absorbent. À chaque étreinte ils l’étreignent dans l’infini et ils meurent dans l’instant », écrit Quignard à propos des amours de Hérô et Léandre narrées par le poète Musée d’Athènes, disciple d'Orphée (VIème avant notre ère). En assemblant des textes divers, mais tournant tous autour de cette pulsion sexuelle qu’il fait aussi dériver de l’amour, l’auteur signe un de ses livres les plus poétiques, dont on pourrait dire que la prose continue de se faire dans un lit comme l’amour, pour paraphraser Breton. Il multiplie les écarts, les détours étymologiques, les anecdotes historiques, les apologues édifiants qui nous confrontent à notre sanglante origine, c’est-à-dire à ce désir brûlant toujours renaissant. « C’est un tel chagrin de mourir », écrit-il en ouverture du livre, mais c’est aussi un tel bonheur de vivre et d’aimer, comme l’illustrent si subtilement ces notes relatives aux seiches et aux calamars qui me laissent amoureusement songeur : « Chez les seiches et les calamars, comme chez les femmes et les hommes, la sexualité est interne. / Ensuite l’étrange tentacule qui a porté le sperme à l’intérieur de la femelle tombe. / Puis c’est la seiche mâle elle-même qui s’éteint : et c’est elle-même qui tombe au fond de la mer. La seiche femelle descend alors auprès de son cadavre pour y déposer ses œufs, s’étendre elle-même auprès de ses petits, et meurt. / C’est l’amour qu’on ramasse quand on ramasse les seiches accrochées aux cristes-marines, aux galets arrondis, aux œillets de mer, à l’extrême bordure des grèves. » Les seiches tombent dans la mer de l’amour d’où naquit Aphrodite, et cet amour sexuel est ce que nous avons encore en partage avec l’univers.

 

Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, éditions du Seuil, Collection « Fiction & Cie »

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