Il faut toujours prendre au sérieux les fantaisistes, les dadaïstes. Entendre derrière leurs élucubrations et jeux de mots quelque peu foireux (ah les foirades !) ce qui bat au cœur même de la langue. Ce qui vient faire déraper le langage, le distordre, le boursoufler ou bien le dégonfler. La poésie, c’est pneumatique, c’est-à-dire affaire de souffle et de vitesse. Cette vitesse de croisière qui subvertit le langage, c’est la littérature, et Jules Vipaldo est, non le dernier des écrivains, mais le premier des littérateurs. Son dernier ouvrage On ne badine pas avec, ou La DeuXième Année d’AriThmétique / d’Aride MéTRIQUE, sous-titré « Manuel à l’usage des primaires, des pouëtes et des pitres » n’est ni un roman, ni un essai, ni un poème, mais un traité arithmétique et métrique donc, mêlant fatrasies verbales et dérapages contrôlés.
Qu’y a-t-il donc à compter : le conte, justement, l’histoire de l’humanité depuis ses origines, ses manquements, ses errements, ses foirades. Que ce livre rencontrât dès lors les Évangiles ne surprendra qu’un lecteur inattentif ! Il s’agit pour Vipaldo de faire entendre, à travers la cocasserie, la vérité comique de ce monde qui est tout d’abord policière et sexuelle. Un titre de chapitre suffit pour s’en convaincre : « L’énonCIAtion faite à Marie ». Loin d’être une boutade, ce titre dit, dans le dérapage verbal qui est le sien, la force du Verbe qui fait entrer ou non Dieu dans l’oreille. Le jeu sur les caractères, en l’occurrence ici les majuscules d’imprimerie, renvoie à cette volonté de contrôle policière qui caractérise tout clergé, fût-il d’ailleurs libertaire. Vipaldo est sans doute un grand écrivain car il ne cesse de faire sécession, de quitter la meute pour faire dérailler la doxa. « On ne badine pas avec l’humour », sans doute et « On est jamais mieux asservi que par soi-même », c’est-à-dire par ce qui pense à votre place et que l’on peut désigner par le terme d’idéologie. Vipaldo ne pense pas à votre place de lecteur, justement ; il se contente d’amuser vos certitudes et la révérence qui est la vôtre à l’égard du langage dont le secret est de n’être rien, en dehors de l’activation carnavalesque que l’on peut en faire. Où l’on voit que l’auteur est le lointain héritier de Rabelais ou de Debord qui assimilait le pastiche et le plagiat au langage même de « l’anti-idéologie ». Il faut entendre la fantaisie verbale et graphique de Vipaldo pour le croire : « Vous restez coi ! Vous n'êtes plus sûr de rien et vous faites bien. Qui tant calcule à la fin ne sait plus ! La pieuvre est faite et toujours là. Les choses les plus simples deviennent rapidement zobscures pour peu qu'on les questionne » Ou bien : « CroiSADEs, mais guère de religion ! » et encore : « On voit par là que tout glisse, dans la langue, tout glisse et dévisse, dans la langue. Que la langue est lubrique [...] Que la langue, c’est le vice ». Nous y voilà.
S’il ne fallait retenir qu’une proposition de cet opus déjanté, ce serait cet axiome le plus sensé qui soit : « la langue, c’est le vice », non la vertu, ni le souverain bien, mais le vice absolu, car l’homme est par nature un animal aussi vicieux que la femme. Dont acte. Cette affirmation est tout sauf gratuite, elle suggère tout d’abord que le langage, à l’inverse de la langue qui n’en constitue qu’une actualisation subjective et donc triviale, imparfaite, grossière, pourrait être vertueux, en ce sens que le langage repose toujours sur un ensemble de règles et de normes sur lesquelles il est possible de s’entendre plus ou moins bien, pour communiquer, compter, forniquer. La langue, c’est la trique, la métrique transformant l’eau en vin et l’esprit saint en « Sain Sexprit ». La langue, c’est la prosodie, le rythme, le souffle qui anime les corps ; le désir si vous préférez idéaliser. En ce sens, On ne badine pas avec n’est pas un exercice potache, mais un manifeste en faveur d’une réévaluation du vice qui sied au cœur de chacune de nos prises de parole. Nous sommes à mille lieues des délires non-binaires, inclusifs, intersectionnels qui ne jurent que par la vertu du langage, soit par la police, la surveillance généralisée et le désir secret d’en découdre avec cet érotisme jubilatoire qu’est la littérature. Pour en finir une bonne fois pour toutes avec ces lecteurices (sic) attardées 2.0 ! Lisez si m’en croyez Vipaldo, n’attendez à demain !
Jules Vipaldo, On ne badine pas avec, ou La DeuXième Année d’AriThmétique / d’Aride MéTRIQUE, éditions Tinbad