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Blog littéraire.


L'amour à mort

Publié par olivier rachet sur 6 Avril 2020, 19:29pm

   Qui réchauffera les chairs défaites ? Prélèvement textuel en mode interrogatif de l’une des phrases du dernier livre magistral de Philippe Thireau, Melancholia. Deux voix absentes se font écho, deux paroles seules comme dans le Cantique des Cantiques auquel cette fiction nous fait penser : celle d’un soldat tombé mort sur un champ de bataille, en pleine guerre d’Algérie ; celle de son amante, « la fille violette », attendant de ses nouvelles. Voix clivées, où alternent réminiscences sexuelles et commentaire de la mort à l’œuvre. Si l’épopée est un chant où la parole se fait Verbe – le mot grec est formé du radical epos désignant la parole et du suffixe poiein désignant l’art de la fabrication poétique –, alors cette fiction est bel et bien épique. Perpétuation de la parole absente par engendrement du texte ; un ensemencement transformant les petits cailloux de la mort en mots : « mort crachant des cailloux en place de mots (mort foutre mort) ». Texte se prêtant tout autant à la profération poétique qu’à la proclamation théâtrale, comme le suggèrent çà et là des réminiscences d’indications scéniques pour qui aurait le courage de braver l’interdit de la représentation : « sombrai dans l’inconnu tombai dans un trou face tordue (étonnement) sourcils troussés thorax soulevé dos cassé sur une pierre jambes brisées quelques os épars gisais alors que sonnait le coup de la demie d’une heure au clocher d’une église cachée (bruit du trafic sur une route proche une musique vagabonde) ». Réminiscences sexuelles, disions- nous, énoncées avec une intensité dramatique à laquelle peinent à arriver toutes les autofictions réunies. La mort en bouche, notamment chez la jeune « fille violette », interpelle le sexe absent et convoque l’étreinte, seule à même de nous sauver : « nous étions blottis l’un contre l’autre dans le grand lit les vagues déferlaient sur nous à chacune d’elles qui enroulait nos membres nous nous volions des baisers (baise-moi) baisers de proue baisers de poupe de mât de misaine des baisers partout il en pleuvait pleuvait nous en espérions plus que nos bouches pouvaient en donner ». Peut-être faut-il avoir fait l’épreuve du confinement pour connaître dans sa chair combien le sexe seul manque à mourir : « souffrance celle de te savoir ailleurs hors de moi fascinus ».

   Or là où le texte de Thireau accomplit un acte poétique fort – comme put le réaliser Rimbaud dans le poème « Being Beauteous » –, c’est en affrontant ce que le poète des Illuminations appelle dans le poème cité « la Vision », c’est-à-dire la mise sous coupe de la représentation elle-même. Contrairement à Prométhée dont le foie était éternellement rongé par un oiseau de proie pour avoir voulu dérober aux dieux le feu sacré, le poète selon Thireau n’est ni un prophète ni un voleur de feu. Mais il est guidé par un « grand oiseau planeur qui régurgite l’histoire » ; lui dont le chant singulier happe le réel pour mieux le reconstruire : « le rouvrant comme le ferait le diaphragme clic d’un appareil photographique clac ». Comme le ferait... la comparaison n’est pas ici anodine car justement la fiction poétique n’enregistre rien et ne capte aucune lumière. Tout au plus affronte-t-elle la putréfaction des chairs défaites et la disparition tragique des amours défuntes. Placer le livre sous le signe de la mélancolie est l’affirmation que l’écriture seule est à même de traverser les enfers de la représentation, du spectacle mortifère et de l’angoisse de castration. Levez-vous tous et sortez embrasser l’aube de ce printemps malheureux !

Philippe Thireau, Melancholia, éditions Tinbad, Collection « Fiction »

Crédit photo Safaa Mazirh, courtesy de l'artiste

Crédit photo Safaa Mazirh, courtesy de l'artiste

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