« L’enfer ce n’est pas vraiment les autres, c’est l’infantilisme » déclare à un journaliste un personnage fantomatique appelé Barbe Blanche Neige. Le premier roman polyphonique et carnavalesque de Julien Lezare, Vingt-Quatre Sept, orchestre ainsi toute une série de voix et de discours, aussi bien privés que publics. Propos radiophoniques, monologue intérieur d’un écran plasma, conversations sur skype, chronique journalistique, monologues intérieurs d’enfants et d’adolescents, posts sur des réseaux sociaux. La saturation de la parole est totale. Les lois de la communication semblent avoir pris le dessus sur toute autre fonction poétique du langage. L’omniscience n’est plus l’apanage d’une quelconque forme de transcendance. Elle est devenue l’état d’un monde entièrement régi par le vacarme et la simultanéité des messages les plus hétéroclites. Comme l’indiquent les titres des trois parties du roman, Tout le temps - Partout - Tout de suite, l’espace et le temps sont noyés sous une logorrhée incessante de chiffres et de messages en tous genres, ensevelissant les cerveaux et anesthésiant tout esprit critique. « Le monde comme représentation d’un club de vacances » ironise l’auteur pour lequel disparaît progressivement non une espèce humaine en voie d’extinction programmée mais ce que le philosophe Heidegger appelait "l’avènement à la parole en tant que parole".
La folie comptable d’une société pour laquelle le spectacle ne s’éloigne plus dans une représentation mais s’anéantit dans la destruction même du langage et de la syntaxe est mise en scène dans des séquences parodiques irrésistiblement drôles. « Breaking News », « Les clés du monde » ou les publications du « site parodique d’infaux » appelé Le Rapisien, accumulent les données les plus farfelues, multiplient les sondages et les enquêtes d’opinion. « 61 % des marseillais en âge de voter trouvent que les paupières tombantes de Dominique Strauss-Kahn font mauvais genre. » « Une souris mâle sur trois se maquille quotidiennement, et une sur trente a opté pour le port du voile. » « 99,8% des gens qui ont imité Jacques Chirac assurent n’avoir jamais eu recours à la mendicité. »
Qu’ils soient journalistes, salariées dans un supermarché, footballeur, les personnages mis en scène par Julien Lezare voient leur parole concurrencée par celles des enfants ou des adolescents qui singent leurs états d’âme, en portant à son paroxysme une déstructuration irréversible de la syntaxe. Le fétichisme d’objets de consommation à l’obsolescence programmée, à l’image de cette télévision rêvant que tout prenne feu afin de pouvoir mourir en kamikaze, entretient les adultes dans un infantilisme permanent. La décision fantasque de tout abandonner qui est celle d’un joueur de football, Thibault, enlevé à l’âge de douze ans à sa famille, pour devenir professionnel, résonne ainsi comme la vengeance du bon sens sur la course-folle vers une réussite sociale plus aliénante qu’épanouissante.
Satire irrésistible d’un monde bavard et intellectuellement neutre, Vingt-Quatre Sept n’épargne aucune tentative de faire entendre sa voix dans une époque où la singularité de la parole est devenue inaudible. Les propos relativement sensés d’une journaliste spécialisée dans les questions environnementales, les interventions critiques d’un narrateur dont la clownerie n’a d’égale qu’une inquiétude sourde concernant la disparition du langage, rien ne semble devoir être sauvé de ce tourbillon nihiliste d’une communication sans aucune maîtrise. Mais tel reste l’art du roman lorsqu’il arrive, dans sa polyphonie énonciative et dans un détournement parodique de tous les codes d’une société qui croit, à tort, être devenue celle de l’information généralisée, à détrôner les idoles qui empêchent chacun de nous de réfléchir à la catastrophe qui vient.
« En 2020 la somme des données produites par l’homme aura dépassé le nombre d’étoiles dans l’Univers. Comment tentera-t-on de s’imaginer l’infini? »
Julien Lezare, Vingt-Quatre Sept, Collection « L’Infini ».