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Blog littéraire.


Ne pas laisser les morts mourir

Publié par olivier rachet sur 6 Décembre 2016, 21:30pm

     Une affaire judiciaire secoue la France, en 2011. Une jeune fille de dix- huit ans, Laëtitia Perrais, disparaît. Son corps sera retrouvé, démembré dans les eaux bourbeuses d’un étang. Professeur d’histoire à Paris 13, Ivan Jablonka s’empare de ce fait divers pour composer un récit à la croisée de l’enquête biographique et de l’investigation sociologique. Il a rencontré les principaux protagonistes de l’histoire : Jessica, la jeune sœur jumelle de la victime, leurs parents adoptifs, différents membres de leur famille. Le meurtrier est aussi au cœur du dispositif romanesque. Un homme désœuvré, aveuglé par la présupposée supériorité du sexe auquel il pense appartenir.

       Au-delà d’une reconstitution scrupuleuse des circonstances ayant présidé au meurtre, l’auteur s’attache à discerner tous les faisceaux d’éléments socio-biographiques susceptibles de conduire au crime. Si un déterminisme social semble peser sur le destin d’une jeune fille ayant grandi en famille d’accueil, en raison de carences éducatives au sein de sa propre famille ; une toute autre logique est mise en relief par Jablonka. Le sous-titre du recueil intitulé Laëtitia ou la fin des hommes dessine les contours d’un monde dans lequel les clivages entre les sexes perpétuent une forme archaïque de domination. Il est rappelé ainsi que le Code civil napoléonien stipulait que la femme devait « obéissance à son mari ». « La violence fait partie des droits de l’homme » écrit froidement Jablonka. Si les femmes ont pu s’émanciper, au cours du XXe siècle, des vestiges perdurent de cet asservissement.

     L’auteur en est convaincu : Laëtitia a été la victime de prédateurs. D’un père s’amusant à la balancer enfant au-dessus du vide, d’un beau-père s’autorisant de ses engagements citoyens dans le monde associatif pour laisser libre cours à ses pulsions sexuelles sur ses filles adoptives, d’un marginal incapable de mettre sa virilité en balance avec la féminité de l’autre sexe. Jablonka assimile le crime odieux à un féminicide, néologisme utilisé dans certains pays latino-américains mais inconnu des juridictions française et européenne. Les droits de l’homme, ironisait en son temps Olympe de Gouges, et ceux des femmes ?

       La question se pose enfin du statut de la fiction dans cette enquête haletante. En plaçant son travail dans le sillage de Patrick Modiano et de Dora Bruder, l’écrivain nous rappelle, tout d’abord, le nécessaire travail de mémoire destiné à lutter, moins contre l’oubli, que contre la fièvre amnésique qui s’empare de chacun d’entre nous, à l’heure où une information finit toujours par en chasser une autre. On a oublié Laëtitia, on oublie déjà Alep. Qui se souvient de Srebrenica et de Sarajevo ?

       Tout l’art de Jablonka réside dans sa capacité à mettre en lumière la façon dont les institutions, judiciaire et politique, mais surtout les médias, fabriquent à longueur de journée de la fiction à l’état pur. Du président Sarkozy instrumentalisant un fait divers à des fins politiciennes, mettant en accusation le monde judiciaire et renouant, par le biais d’un projet de loi relatif à la rétention de sûreté, avec l’arbitraire le plus dément. Des chaînes d’information en continue arraisonnant le réel afin d’entretenir les spectateurs citoyens dans la croyance d’une société menacée de toutes parts.

       Le roman d’investigation s’honore de révéler la falsification d’un monde livré à des mythologies plus effrayantes encore que les pires criminels. Mythologie d’un monde dont la raison suffisante est d’entretenir un sentiment de peur permanent, une angoisse sécuritaire qui autorise la résurgence des idéologies les plus réactionnaires.

Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes, Editions du Seuil, Prix Le Monde 2016. 

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