Il est une tradition littéraire remontant à l’Antiquité, celle de l’ekphrasis. Décrire un tableau ou une œuvre d’art, en recherchant l’équivalence entre le dire et le faire. Une description performative que le poète latin Horace résume par la formule : « Ut pictura poesis ». Il en va de la poésie comme de la peinture. Homère décrit ainsi le bouclier d’Achille dans l’Iliade, Diderot les tableaux de Chardin, dans ses Salons. Marc Pautrel se situe dans une prestigieuse filiation, en choisissant, à son tour, de s’intéresser au peintre des natures mortes : Jean-Siméon Chardin.
Une vie de labeur qui s’illustre dans la patience avec laquelle l’artiste cherche à percer le cœur de la « sainte réalité ». Chardin est le fils d’un ébéniste, fabricant de billards, apprécié à la Cour de Louis XV. Il n’est pas particulièrement doué pour le dessin mais en véritable esprit des Lumières, il est doté d’un sens aigu de l’observation. Rien de ce qui est de la nature ne lui est étranger. Sa prédilection se porte sur la nourriture, ces aliments dont la substance perpétue la race humaine. Les natures mortes, on le sait, sont bien mal nommées en français. L’anglais cerne mieux la transsubstantiation à l’œuvre dans ce motif en parlant de « still life ». Ces raisins blancs ou noirs, ces lièvres et ces poissons, pour inertes qu’ils paraissent, sont pourtant dotés d’une vie qui se poursuivra au-delà de leur consommation à venir. L’auteur excelle, dès les premières pages, à décrire cette attraction terrestre qui anime tout motif en peinture. Un lièvre y est décrit, non comme une charogne qui préluderait à une méditation métaphysique sur la frontière séparant l’être du non-être, mais tel un motif nous renseignant sur la permanence même de l’être.
Comme tous les hommes de son temps, le peintre est confronté aussi à la permanence de la mort, qui ne contredit en rien l’intuition quasi matérialiste que rien ne se perd définitivement. Tout se transforme et si tour à tour disparaissent une première fille, puis une première épouse, puis un autre enfant issu d’une seconde couche, l’attention que l’on continuera de porter à la réalité ne faiblira jamais. Ce n’est pas en intrigant que Chardin entrera à l’Académie royale de peinture, que les portes de Versailles s’ouvriront à lui pour que le roi lui administre une pension récompensant, à juste titre, un talent loué de tous. Le philosophe de l’Encyclopédie, Denis Diderot, ne s’y est pas trompé, lui qui deviendra l’un des plus précieux amis du peintre et consacrera de nombreuses pages à décrire patiemment les tableaux du maître. Il ne maîtrise pas le dessin, souligne Marc Pautrel, soit « mais il sait qu’il a d’autres dons : le sens du déséquilibre, du désordre, de la construction, des couleurs violentes et nuancées en même temps et de leur mélange, il sait pourquoi les objets et les êtres sont là, il possède en lui cette intuition supérieure des causes premières. »
Les natures mortes ne constituent pas pourtant le seul motif auquel se soit attelé Chardin. Nombreux sont les portraits peints par l’artiste. « La vie est tellement courte, écrit l’auteur, il faut l’allonger. » Non pas chercher à surmonter l’irréparable, telle la dérive de ce fils, devenu peintre à son tour, en perpétuelle colère contre le temps, qui finira par se noyer dans les eaux d’un canal vénitien. Mais creuser le temps et en révéler, à travers des coloris de prédilection, les méandres toujours quelque peu invisibles. Bien avant Matisse et surtout Cézanne, Chardin accorde une attention au bleu azur qui est à la mesure de l’importance revêtue par les sensations. « Les sensations faisant le fond de mon affaire, je crois être impénétrable » écrira des années plus tard Cézanne. Telle pourrait être aussi la revendication d’un peintre dont on oublie qu’il fut aussi le contemporain du marquis de Sade. Peindre ses animaux morts, ses carafes, ses fruits et ses fleurs, ce n’est pas chercher à représenter le réel. Le présent seul m’électrise, le passé m’indiffère, je crains peu l’avenir, semble nous murmurer Jean-Siméon Chardin, comme en écho aux paroles révolutionnaires d’une certaine Juliette. Chardin ou les prospérités de la nature.
Marc Pautrel, La sainte réalité. Vie de Jean-Siméon Chardin, Coll. L’Infini, éditions Gallimard.