Un premier livre n’est pas une table rase mais une tête tranchée de Méduse d’où jaillit le sang du poète-cheval. Tenir tête aux poncifs du temps présent, refuser l’œcuménisme béat de l’humanisme spectaculaire, mettre en rythmes désaccordés sa révolte, en faire sa planche de salut : telle est la raison d’être – c’est-à-dire de vibrer et de prendre de vitesse la perte de vertige de la parole toujours menacée de se réduire en un galimatias dogmatique et moralisateur – de Fantasia, cette piraterie du Verbe, cette fatrasie irrécupérable d’un jeune auteur Anton Ljuvjine, au nom déjà si dostoïevskien !
Fantasia donc : œuvre débordante d’imagination, prouesse verbale ostentatoire, divertissement équestre de cavaliers arabes comme l’écrivait Eugène Delacroix. L’art du panache, en somme : courts-circuits rhétoriques, flambées poétiques, fissures d’atomes, vortex, télescopages d’intensités. On reconnaît un écrivain à ses voix ; tonitruantes, flamboyantes, intransigeantes. D’une radicalité l’autre. Anton Ljuvjine, dès son avant-propos, annonce les couleurs comme seuls les oracles (« la littérature n’a pas d’autre but que d’excéder les oracles ») avaient coutume de le faire, dans une si proche antiquité : « Ce livre est inadmissible. Pour vous comme pour moi, lecteurs, ce sera le sauve-qui-peut des hécatombes tonitruantes. » Se plaçant dans le sillage des avant-gardes que les scribouillards du Spectacle n’ont qu’à peine entrevues, celui-ci revendique un geste de radicalité à la mesure de l’Histoire : « Oui, nous ferons le geste brutal. Nous sommes pour toutes les pirateries et tous les flots grondants. »
Être à la hauteur de l’évènement, prendre à bras-le-corps l’éternité convulsive de la Guerre qui nous tétanise. Ljuvjine garde en ligne de mire le visage grimaçant de Méduse. Les attentats djihadistes ne lui font pas peur puisqu’il y voit la perpétuation de la domination ou de la volonté de puissance, par d’autres moyens. Volonté de puissance narcissique, apogée des sociétés capitalistes hyper-individualistes. L’atrophie du Moi est telle qu’un fil ténu relie les réseaux sociaux au moindre projet terroriste : « La culture de masse, écrit l’auteur, est elle aussi un terrorisme. Le pire qui soit, celui qui phagocyte tout développement intérieur, qui détruit le souffle, qui affole mécaniquement le rythme sacré des nervures telluriques de l’Être. »
La tradition pamphlétaire a encore de beaux jours devant elle. Les plus frileux auront à cœur de rappeler l’ignominie des écrits du plus grand prosateur du XX e siècle, un certain Louis-Ferdinand Céline. Les plus savants se souviendront que le pamphlet est un des plus précieux legs voltairien. Mais les Lumières auxquelles Ljuvjine se rattacherait auraient été aussi aveuglées par le bloc d’abîme sadien et resteraient contemporaines de la naissance – ou de la jouissance – de l’idée même de Terreur : « Je ne suis pas un avachi des Lumières : je suis l’Enfant de la foudre. » Un enfant du siècle, en quête de cet absolu qu’est l’Art renaissant de ses cendres. Un enfant ébloui par les constellations de tous ces grands écrivains qui l’ont précédé, épris eux aussi d’absolu, de Baudelaire à Bloy, en passant par Barbey d’Aurevilly ou Sollers. Un enfant illuminé encore par l’esprit des Évangiles, cultivant ses visions comme d’autres soignent leurs verrues. Un enfant que n’effraient pas les baisers aux lépreux.
« J’éblouis la vie en visions. Elle est retrouvée. Qui ? – Monica Vitti. Pèlerin du désert qui s’enfonce dans la brume rougeoyante... »
Anton Ljuvjine, Fantasia, éditions Tinbad, Collection « Chant ».