À une époque où règne en maître un politiquement correct redoutable, le motif du rapt amoureux est-il encore compréhensible ? Tel est bien le pari que relève Cyril Huot dans son roman Secret, le silence. Un homme enlève, par la force toujours, une jeune femme atteinte de schizophrénie catatonique, de l’hôpital dans lequel elle est soignée ; non sans avoir pris soin, au préalable, de la pénétrer langoureusement. L’érotisme n’a que faire du consentement ou de l’acquiescement. On se soumet au désir ou on y échappe. Nombreux sont les mythes à avoir raconté la clandestinité de ces visites nocturnes, toujours à l’abri des regards. Le narrateur évoque l’épouse contrainte d’Hadès, Perséphone, séjournant contre son gré aux Enfers pour assouvir les pulsions de son dieu. On peut songer à Éros rendant visite à Psyché, la nuit venue, avec interdiction de contempler son visage. D’entrée de jeu, l’amour, qu’il fût d’ailleurs mystique ou charnel, a partie liée avec l’interdit, les enfers et la force. Inutile de balancer vos amants, vos maris, vos pères : le porc du désir est en eux. Il nous traverse tous.
Les amants s’échappent dans une ville en bord de mer et vivent dans la clandestinité de leur passion. De sa passion à elle qui, par essence, est dissymétrique de sa passion à lui. Lui rêve d’extases charnelles où l’or se mêle avec le fer, où le désir de possession se mesure à l’infini du ciel et à la profondeur de la mer : « Il lui disait, les eaux profondes de l’amour auxquelles se mêlaient les algues vertes de la mort. » Elle, qui associe l’amour et la souffrance, languit de ne pas trouver un amant à la hauteur de son désir. Comme l’écrivait Lacan de l’hystérique, elle est « une esclave qui cherche un maître sur qui régner. » Non sans malice, l’auteur précise sur la quatrième de couverture que les lettres écrites par la jeune femme s’inspirent de la vie d’une sainte canonisée à l’âge de vingt-cinq ans par l’Église catholique, pour avoir aimé démesurément. Sans doute s’agit-il de Thérèse de Lisieux dont le narrateur fait ici ressortir le culte sulpicien, quand il n’est pas masochiste, de la souffrance d’amour. Elle, finira par prendre l’ascendant sur lui, en lui demandant de la frapper avec amour et de la crucifier. C’est cette violence même de l’amour – qui, rappelons-le, s’est universalisé en mourant à petit feu sur une croix – qui nous devient aujourd’hui insupportable. Il se peut que les histoires d’amour finissent par être supplantées par la haine transhumaniste, le jour où la violence pulsionnelle aura été définitivement neutralisée. En attendant l’apocalypse, nous pouvons toujours écouter la voix de ceux qui continuent de préférer leur souffrance amoureuse – cette vocation féroce de l’amour – au délitement en cours : « Elle voulait pouvoir se consacrer à sa propre religion. Celle de la souffrance de l’amour. Elle voulait rester cloîtrée en elle-même pour pouvoir se consacrer à son propre Dieu qui était le Dieu de la souffrance de l’amour. Ce n’est pas tant l’autre en lui-même qu’elle préférait à lui, ce père, cet amant, ce mari, ce prétendu maître, c’était l’autre en tant qu’il était à l’origine de sa souffrance, à la racine de son mal. »
Toute la force de ce roman réside enfin dans son indécision générique. Roman, si l’on veut, mais pour son caractère polyphonique. Récit mystique et fantastique, polar métaphysique. Poème en prose exaltant le ravissement extatique et douloureux d’une des plus belles figures littéraires qui fût, celle de l’amoureuse et de l’amoureux. On connaissait Tristan et Yseult, Roméo et Juliette ; il faudra désormais compter avec ces deux incarnations dépersonnalisées de l’amour fou. S’il fallait plier aux exigences du temps, je vous souhaiterais à tous, comme le faisait Breton à sa fille, d’être follement aimés !
Cyril Huot, Secret, le silence, éditions Tinbad.