À la fin, il reste le blanc, pourrait-on être tenté de se dire en refermant le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint, La clé USB. Un carré blanc monochrome, un paysage enneigé, un vide de quelques heures dans l’emploi du temps d’un salarié de la Commission européenne travaillant sur les questions de prospective : « Nous ne cherchons pas à prédire l’avenir, explique le narrateur, simplement à le préparer, ce qui nous amène à considérer le futur non pas comme un territoire à explorer, mais comme un territoire à construire. » Or ce territoire à la construction duquel nous participons tous peu ou prou brille aujourd’hui par sa dématérialisation, que la mort d’un proche viendra anéantir. Inutile de raconter ici les étapes d’un livre qui prend les allures d’un roman d’espionnage voyant le protagoniste être approché par des lobbyistes qui semblent ici défendre les intérêts de la puissance économique chinoise cherchant à introduire les réseaux informatiques de la Commission européenne et à contrôler les flux désormais dématérialisés des capitaux. La question du bitcoin et des tentatives de minage informatique des cryptomonnaies, consistant au final à encourager des pratiques occultes de spéculation financière, sont bien au centre d’une intrigue qui nous conduit de Bruxelles au Japon, en passant par la ville de Dalian en Chine, devenue l’épicentre d’une économie globale dématérialisée dont on ne mesure pas toujours les enjeux. Mais derrière cette intrigue souvent haletante et non dépourvue d’humour se cache une autre préoccupation, pourrait- on dire musicalement mineure, de l’auteur : essayer d’approcher ce que serait l’équivalent en langage informatique de ces backdoors ou portes dérobées permettant à ceux que l’on a coutume d’appeler des hackers de s’immiscer insidieusement dans nos données personnelles, et de nous en déposséder : « J’aimais beaucoup cette métaphore d’une porte dérobée, qui évoquait une scène galante, avec un visiteur invisible qui vient d’entrer ou de sortir, ou faisait penser à ces escaliers ou corridors dérobés, qui ouvrent l’imaginaire à des représentations chevaleresques. » Or rien de moins glorieux et d’héroïque que ce monde dont nous sommes chaque jour invisiblement dépossédés. Avec ce dernier roman exaltant, Toussaint n’a jamais été aussi proche du caractère métaphorique de certains magnifiques romans autobiographiques de Pérec. La clé USB, ou le souvenir du monde ancien...
Jean-Philippe Toussaint, La clé USB, éditions de Minuit