On se trompe bien souvent sur le sens à donner au pari pascalien. On croit y voir l’expression d’une âme inquiète, fût-elle celle d’un mathématicien chevronné, féru de démonstration mathématique et géométrique. Claude Minière nous invite dans un essai resserré à y lire avant tout une expérience sensible d’une grande acuité. Un coup de dés que publient les éditions Tinbad revient tout d’abord sur la scène clandestine de l’écriture de cet ouvrage, qu’à tort sans doute, on désigne par le titre de Pensées, là où son auteur, disparu avant sa publication, envisageait d’écrire – en réponse aussi à l’Apologie de Raymond Sebon de Montaigne – une Apologie de la religion chrétienne. Combien me laisse songeur cette époque où les écrivains dialoguaient à un si petit siècle de distance les uns avec les autres ! Pascal a en ligne de mire le scepticisme de son confrère dont il partage le fondement, mais dont il récuse l’insouciance. « Ainsi, étant toutes choses sujettes à passer d’un changement en autre, la raison, y cherchant une réelle subsistance, se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent parce que tout ou vient en être et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit né. » Ce à quoi répond l’auteur des Provinciales cité par Minière : « Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel. » Et l’auteur de commenter : « Il y a une autre dimension du temps : le mouvement perpétuel ». Là réside sans nul doute le cœur de la démonstration : le pari que Pascal enjoint les libertins de son époque d’accomplir concernant l’existence de Dieu, analogue en cela au coup de dés mallarméen auquel se réfère le titre de l’ouvrage, est une invitation à entrer dans le jeu réciproque des contraires. Du jeu s’immisce entre raison et foi, croyance et incrédulité, plaisir et douleur, visible et invisible, scepticisme et athéisme ; Dieu se situe dans ses interstices, voilà tout : « De nous-mêmes à nos pensées maîtrisées, il y a un chaos infini qui nous sépare. L’infini, semble-t-il, se glisse partout. Le jeu est autonome, quasiment une loi cosmique. » Pascal fait penser à ces sages taoïstes coincés entre deux infinis, ou plus exactement entre le vide et l’infini – à mille lieues de l’incertitude inquiète d’un Montaigne dont le philosophe est toujours sous la férule d’une imagination trompeuse. Mais ne forçons pas le trait : Montaigne est aussi chinois que Pascal ; il faudrait juste le démontrer. Comme le rappelle fort justement Minière, Pascal s’est violemment attaqué aux jésuites dans les Provinciales auxquels il reproche leurs petits accommodements avec la morale. Sans doute serait-il, au passage, opportun de s’interroger aujourd’hui, en termes théologiques, sur les accommodements qui sont les nôtres avec les religions dites révélées pour tenter de comprendre le déferlement délirant des tribunaux inquisiteurs de la vertu prônant peu ou prou la défense d’une morale que l’on a du mal à circonscrire tant elle balaie tout (toutes et tous) sur son passage, mais c’est une autre histoire... Pascal, lui, se pose la question de la figurabilité, et non pas seulement celle de la représentation, en des termes susceptibles d’être encore pensés : « Jésus-Christ n’est-il pas advenu d’une manière visible au lieu de tirer sa preuve des prophéties précédentes ? Pourquoi s’est-il fait prédire en figures ? » Cet avènement en présence du Christ est intimement lié à la question de l’incarnation, c’est-à-dire à celle du corps qui brûle à l’image des lettres que Pascal se dépêchait de coudre à l’intérieur de son manteau. « Signes, prophéties, images constituent selon lui, commente Minière, un piège, on y demeure fixé alors qu’il faudrait les traverser et ne les fréquenter qu’en tant que supports transitoires. » Fréquenter les images comme des « supports transitoires », vaste programme à l’heure où chacun reste rivé à ses écrans lui voilant le monde. Mais le lecteur potentiel de cette trop longue chronique en a sans doute déjà abandonné la lecture. Dommage, il aurait pu lire cette définition condensée de ce chef-d’œuvre que constituent les Pensées : « un laboratoire d’expérimentations rythmiques : versets, ruptures, blancs, variations, canons musicaux inversés, sentences suspendues, naïvetés exposées, premiers jets accueillis... [...] Chacune des Pensées émet un coup de dés. » Il est toujours un remerciement physique de la pensée, comme l’écrit quelque part Sollers.
Claude Minière, Un coup de dés, éditions Tinbad