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Blog littéraire.


De la littérature comme virus

Publié par olivier rachet sur 28 Septembre 2018, 17:38pm

   Aux bondieuseries pour lesquelles il n’a pas de mots assez durs, Lambert Schlechter préfère les « proseries », à mi-chemin des causeries littéraires et des poèmes en prose exaltant la beauté violente du sensible. Nourrie de ce que l’auteur définit non sans ironie comme des « biographèmes », Une mite sous la semelle du Titien se compose de 108 fragments en prose, juxtaposant des notations et des souvenirs électrisant l’écriture. La ponctuation de chaque texte est loin d’être anodine ; les propositions se télescopent, les syntagmes s’agencent sur la surface du texte – palimpseste sensible où les mots s’attirent comme des aimants : « quand je regarde mes mains, je pense que ce sont ces mains-là qui t’ont touchée et fait jouir, provision de cartouches Montblanc, toffee brown, assez pour démarrer ce nouveau livre. » Que voulez-vous, l’écriture n’est pas une mince affaire ni ce plat divertissement auquel les esprits asservis voudraient la réduire. Les mots se contaminent comme se propagent les épidémies. On pensait, avec le structuralisme, que le texte était doté d’une nature cellulaire ; on découvre de plus en plus qu’il n’en est rien. Le texte que les écrivains dignes de ce nom produisent s’apparente bien plutôt à un virus, un microbe, une bactérie. Ou tenez, à cette bestiole « aplatie » et « blanchâtre » qui donne son titre à l’ouvrage. À une mite que le Titien écrase, sans s’en apercevoir, sur le dallage de son atelier : « cette petite macule, inoffensive saleté, c’est peut-être lui qui a marché dessus, l’aplatissant, alors que le petit ventre palpitait encore avec un dernier reste de vivacité. » Les poètes jadis rimaient ; il se pourrait qu’ils découvrent de plus en plus aujourd’hui les maladies mortelles lovées au cœur même du langage. Comme le suggère le fragment 7 débutant par l’observation en apparence futile que le « mot Patagonie est dans la liste des dérisoires biographèmes », pour se conclure sur la découverte angoissante que « dans Patagonie il y a agonie. »

   On pourrait croire que la mort constitue la basse continue de cet ouvrage, qui voit les amis disparaître, les amours anciens réapparaître comme des spectres et même le pape Innocent III jouir en pleine nuit. La mélancolie est souvent de mise et l’ombre de Tchekhov affleure à plus d’une reprise, lui qui sut donner corps à l’agonie d’un monde, au lent déclin de toute forme de vitalité : « Aux moments où vibre la mélancolie, écrit Schlechter, il faut la laisser vibrer, elle tisse l’alvéole où je suis installé, jalonne le périmètre où je vis, l’endroit où je suis assis ce matin, me laisse voir par le rectangle de la fenêtre une portion de ciel bleu parsemé de nuages blancs ». Mais c’est bien plutôt la polarité du monde sensible, alternant comme dans tout bon traité de divination chinois, les traits pleins et les traits déliés, les moments d’euphorie et les irrépressibles moments d’abattement, qui est au cœur de l’ouvrage. Un détour par l’idéographie suffira pour s’en convaincre ; le moindre de nos idéaux contient en germes la menace même de son extinction. Vous pensiez les avoir oubliés, ils reviennent gorgés de votre sang et attaquent sans merci votre système immunitaire. L’amour lui-même n’y survivra pas : « et on trace les archaïques signes de l’idéogramme d’amour, qui signifie cœur et signifie dévorer, tandis qu’au-dessus de la terrasse la toute première lueur du jour donne son pâle gris à la brume, piaulement & gazouillis dans les arbustes, et le sommeil renonce à son droit ».

    Un lecteur inattentif pourrait être tenté de survoler le dernier fragment, dont l’énonciation contraste avec le reste de l’ouvrage. On y entend une voix s’exprimant à la première personne du pluriel, se situant sous l’égide de Clausewitz, et plaçant des hommes en embuscade pour y commettre le plus grand des massacres : « les cadavres de part et d’autre, de toute façon, se comptent par centaines, parfois par milliers ». Alors que tout semblait avoir été placé sous le signe voluptueux de Vénus, c’est Mars qui au final emporte la partie ou le jeune Adonis qui subira la vengeance du dieu de la guerre. Polarité, vous disions-nous, les mâchoires acérées du néant se positionnent sans cesse pour vous déchiqueter. Vivez, si m’en croyez, comme si vous écriviez un poème ; lisez le cœur transi d’effroi. L’adoration surgira toujours. Les poètes en témoignent : « quand nous faisions l’amour c’était pendant des heures, il n’y a pas d’autre éternité. »

Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, Proseries, Le murmure du monde 7, éditions Tinbad.

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