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Blog littéraire.


La chair du visible

Publié par olivier rachet sur 5 Juin 2019, 09:52am

    C’est une affaire entendue. Nous vivons désormais sous le règne omnipotent des images. Nous le savons tous, mais omettons bien souvent d’établir un partage, une différenciation entre ce qui relève de la fétichisation, souvent narcissique, et d’un mystère toujours trouble qui nous fascine. Que l’image puisse être le prolongement du réel dans une autre vie n’est plus guère questionné que par quelques critiques d’art égarés ou quelques philosophes courageux. Qu’il ait pu y avoir, au commencement, des images mentales peintes sur les parois de grottes, puis sur des sarcophages, plus tard encore sur les murs des bordels, relève peut-être de l’anecdote. Et pourtant, seul un corps-à-corps physique, une lutte intérieure, comme purent la mener en leur temps tous les grands peintres dignes de ce nom, de Caravage à Bacon, en passant par Manet ou Picasso – mais il est entendu que ce Temps est tout autant le leur que le nôtre aujourd’hui, que si mystère de l’art il y a, celui-ci réside dans cet affranchissement de toute contingence historique et sociale ; direction non le ciel des idées platoniciennes mais l’écorce des arbres, les étoiles agonisantes dans leur feu de Van Gogh, les auréoles enflammées de Giotto ou comme je le vis hier, un vortex vertigineux s’échappant de couches de matière déposées sur la toile comme autant de strates ou de marques indélébiles de la circularité même du Temps, dans une des dernières œuvres du peintre marocain Fouad Bellamine – seul un tel combat spirituel avec la matière qui est le Temps lui-même sera à même de nous mener vers une compréhension de ce que sont ces images qui nous contemplent autant que nous les regardons. Ce sont de tels questionnements qui sont à l’œuvre dans l’ouvrage magnifique de Jean-Louis Baudry, L’Enfant aux cerises, préfacé par Alain Fleischer, rassemblant des textes épars publiés à l’occasion de catalogues ou dans différentes revues : « Car nous préférons de beaucoup les images au monde réel ; écrit Baudry ou, du moins, nous aimons le monde quand il est devenu images. Les musées sont les temples qui nous présentent les prodigieux résultats de cette métamorphose. »

   À la suite de Merleau-Ponty, Baudry évoque cette « chair du visible » à laquelle s’attaque, comme on tranche dans le vif, toute peinture digne de ce nom. Aventure intérieure de la couleur ou incision graphique de la toile, peu importe, l’essentiel repose sur cette expérience engageant le corps tout entier, dans le prolongement même d’une main qui pense, où la vision se creuse, en s’intériorisant. Avouons-le, la vue ne suffit pas à épuiser cette ambiguïté profonde du réel, il faut appeler à la rescousse non seulement les autres sens, mais aussi la langue seule à même de nous expliquer ce qu’il en retourne. Plus personne ou presque ne s’étonne aujourd’hui de ces noces incestueuses et somptueuses, qui se déroulent en français depuis des siècles, entre les peintres et les poètes. Comme le suggère Baudry, la tradition catholique constitue sans doute une clé indépassable : « Il se peut, écrit-il à propos d’un texte consacré au Tintoret, que le mystère de l’Eucharistie nous aide à comprendre en effet la relation de l’image et de la réalité ; ou que, pour comprendre les mystères de l’Incarnation et de la Transsubstantiation, nous n’ayons qu’à songer à la fonction et au statut de l’image dans notre vie. Ne vient-elle pas se substituer au corps des choses, et comme le rêve le suggère, ne possède-t-elle pas assez de pouvoir pour concentrer en elle le sens de notre existence et, parfois, nous en avertir ? » On comprend bien alors combien est caduque cette dichotomie paresseuse opposant peinture abstraite et figurative, combien les classifications des historiens de l’art ratent le coche et s’engluent dans les vicissitudes du temps présent, toujours plus ou moins synonyme d’aliénation. Baudry parle de ses peintres de prédilection, et la composition de l’ouvrage ne s’évertue pas à opposer les classiques aux modernes, les abstraits aux figuratifs ; au contraire, elle les dispose les uns avec les autres dans un ordonnancement plus musical que linéaire. Tintoret, Chardin ou Vuillard résonnent alors avec les œuvres de François Rouan ou de cette autre peintre marocaine de génie qu’est Najia Mehadji. Seule une partition est à même de nous permettre de mesurer ce miracle de l’incarnation qui se réalise en peinture lorsque s’approfondit la vision, pour paraphraser Rimbaud : « Religion de l’incarnation, ajoute Baudry, dans toutes ses conséquences humaines et divines, il n’est pas de peinture qui nous fasse mieux voir le catholicisme, son axiome : le corps. Tintoret peint notre destin d’êtres corporels. Il en montre l’esprit, qui est la pensée du corps. » Gloire à tous ceux qui à travers cette aventure de la couleur arrivent encore à faire vibrer ces corps alanguis, de plus en plus connectés à la virtualité d’un monde qu’ils habitent de plus en plus mal, déconnectés qu’ils sont de toutes les saveurs que l’instant offre dans sa pure dépense et gratuité. Cézanne dit-il autre chose lorsqu’il affirme que « la couleur est le point où notre cerveau et l’univers se rencontrent », sans doute pas.

Jean-Louis Baudry, L’Enfant aux cerises, éditions L’Atelier contemporain.

Crédit photo Fouad Bellamine, technique mixte sur toile, 2019, courtesy de l'artiste

Crédit photo Fouad Bellamine, technique mixte sur toile, 2019, courtesy de l'artiste

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