Voici un essai essentiel, réconfortant et combatif. Son postulat est simple : l’humanité ne survivrait pas sans la peinture. L’humanité est peut-être née avec la peinture. Pourra-t-elle lutter contre la virtualisation des images, leur évacuation programmée et leur production algorithmique ? À la lecture de cet essai de Jérôme Thélot, L’époque de la peinture, Prolégomènes à une utopie, on en est convaincu. Comme le titre du livre l’indique, il est une époque de la peinture qui remonte à la préhistoire et qui reste, pour l’auteur, associée au cri. « Car c’est de l’intériorité sans image que sont venues les images, c’est du silence affectif que la représentation (l’humanité de l’homme) est née à l’histoire, et c’est l’effroi préverbal qui a conditionné la verbalité. [...] En effet, le cri est le silence de l’affect se déchirant lui-même. » Ce cri traverse les siècles, jusqu’à Munch et Bacon, mais on le retrouve de façon plus indirecte dans les natures mortes tragiquement épurées de Morandi, dans Le Christ mort de Holbein, dans Le Massacre des Innocents de Poussin ou dans les toiles mangeant littéralement la couleur de Bram van Velde. De ce dernier, « la vocation n’était que de plonger dans la vie invisible, de donner à voir le commencement premier, tous les commentateurs, ou presque, comparent les œuvres à un cri : ‘et la toile / comme un cri’, dit Charles Juliet. »
Une histoire nouvelle de la peinture s’écrit alors à partir de cette intuition fondamentale et raconte comment au cri se substitue le don, l’écoute – on aimerait écrire le care si le mot n’était pas galvaudé –, que l’auteur retrouve dans Les Œuvres de miséricorde du Caravage et plus précisément dans la figure de Micon, père de Péro, condamné à mourir de faim et allaité par sa propre fille, incarnation de la charité romaine. « Et cette scène du vieux prisonnier avatar de Micon qui se nourrit au sein découvert de sa fille, est une christianisation d’une légende païenne bien transmise depuis le Moyen Âge par le texte de Valère Maxime, ekphrasis du premier siècle de notre ère que la peinture européenne a si souvent illustrée [...] Micon est cette allégorie non moins réelle de la subjectivité pathétique à laquelle la peinture, donnant sa vie invisible, assure la survie et l’émancipation. » Quand Bram van Velde parle de manger la peinture, l’expression n’est pas métaphorique, elle est à comprendre littéralement. Que la peinture nourrisse est devenu quasiment incompréhensible aujourd’hui où la peinture ne survit que d’être reproduite ad nauseam sur des réseaux sociaux qui en assurent moins la condition de persistance qu’ils n’en accomplissent son évacuation mortifère.
À cette figure atemporelle du Père saisi dans toute sa fragilité, qui n’est autre que le lot de l’humain lorsqu’il abandonne sa suffisance narcissique, succède celle du martyr de Saint Sébastien secouru par la veuve Irène dont Thélot fait l’alpha et l’oméga de la conception sacrificielle qui est la sienne de la peinture. De Delacroix au Guerchin, en passant par José de Ribera ou Caracciolo, nombreux sont les peintres à avoir laïcisé ce motif de la faiblesse suprême ; grandeur et misère de toute condition humaine lorsqu’elle abandonne son arrogance. « Cette faiblesse qui a besoin de nous est Dieu, écrit l’auteur. Cet être qui cesserait d’exister sans nos soins, c’est Dieu. [...] Dans l’historial de la peinture comme utopie, le moment d’Irène est celui où l’art reprend au christianisme son bien. »
La peinture a donc une époque, mais elle a aussi un lieu, et c’est la peinture de paysage. Devant la dévastation de la Nature à laquelle les peintres romantiques ont été les premiers à assister et qui aboutit aujourd’hui à un arraisonnement toujours plus assassin (qu’on l’appelle anthropocène ou plantationocène si l’on tient compte de l’histoire coloniale), la peinture tente tant que bien mal de résister. Et de Turner aux impressionnistes, la Nature reprend parfois douloureusement ses droits. « Turner après la catastrophe historique scrute la terreur de l’aube ». Que peut dès lors la peinture ? « Il est toujours possible à la peinture de recommencer, comme au recommencement de se révéler en peinture ; car les traits d’essence de celle-ci sont un génie généalogique et une puissance d’instauration. »
De cette puissance de recommencement émerge alors, non l’abattement dépressif, mais la gaieté, le gai savoir nietzschéen car il est aussi un éternel retour de la peinture qu’aucune IA (ignorance artificielle qui est aussi, on s’en rend compte chaque jour, un obscurantisme historique et une méconnaissance totale de l’histoire de l’art qu’il est peut-être utile de connaître avant de vouloir la déconstruire) ne pourra anéantir. De Ribera aux peintres flamands, en passant par Frans Hals ou Van Gogh, des gueules se donnent à voir et à entendre – car il ne faut pas oublier que l’œil aussi écoute –, dans toute leur possibilité de bonheur. D’un tableau de Hals représentant le philosophe Descartes souriant, Thélot semble vouloir faire l’incarnation de cette promesse de bonheur et de recommencement. « Et peindre comme l’a fait Frans Hals, peindre conformément au commencement indubitable, c’est voir ainsi : non seulement voir mais se sentir voyant, et se sentir gai de ce sentir lui-même, du coup produire ensemble la couleur et la forme. »
Car le cogito est moins synonyme de sérieux que de joie, si comme l’avait pressenti Rodin dans La Porte de l’Enfer, la pensée seule peut vous sauver du Purgatoire dans lequel vous ne faites que végéter. Les actes de vandalisme qui s’attaquent désormais à des toiles de maître ne sont que la démonstration flagrante de cette force de la peinture et de cette ignorance galopante de la possibilité de sauver l’humanité qui se croit, à tort bien sûr, promise à l’anéantissement. Il n’y a rien de plus nihiliste désormais que de taguer « Me too » sur L’Origine du monde de Courbet, comme l’expression d’un refus du biologique qui n’a d’équivalent dans l’Histoire que le délire scientiste des nazis d’avoir voulu détruire une partie entière de l’Humanité. Délire qui semble avoir refait surface il y a quelques mois, d’ailleurs.
« Il y aura une fois », affirme alors Jérôme Thélot, en commentant la superbe toile de Hopper Sun in an empty room, conscient que cette utopie et cette uchronie de la peinture ne peuvent prendre aujourd’hui que la forme d’une chambre vide que l’on peut essayer de nommer « Dieu », si comme l’écrivait Joseph Joubert dans ses Carnets « Dieu est le lieu où je ne me souviens pas du reste. » « L’époque de la peinture, conclut l’auteur, brillamment, sera un messianisme de la lumière ». Il faudra continuer à le démontrer, vaille que vaille.
Jérôme Thélot, L’époque de la peinture, Prolégomènes à une utopie, éditions L’Atelier contemporain