On écrit pour être aimé. On échoue toujours à pouvoir l’être. Ce pourrait être sous cette allusion aux Fragments d’un discours amoureux de Barthes que l’on aimerait présenter le dernier roman de Claire Fourier, Tout est solitude. Un roman qui à l’image du personnage de Trophonius auquel se réfère Nietzsche dans la préface d’Aurore « ‘fore, sape, mine, progresse lentement, avec une douceur inflexible’, guettant l’aurore ». Ce travail de sape minutieux, laborieux prend dans le roman la forme d’une descente dans les enfers urbains du métro. La narratrice y croise ses semblables, et contrairement au personnage éponyme du roman de Breton, Nadja, ne manifeste aucune révolte. L’empathie est de mise, mais elle relève de l’épreuve. La rencontre d’un jeune Beur qui lui lance à la cantonade, après un bref échange : « I love you ! » en serait la quintessence. La description de cet anonyme fait littéralement l’effet d’une bombe : « Il a décroisé ses longues jambes de félin sauvage, incliné son fier port de tête devant un menu tas d’osselets dissimulé sous un manteau ceinturé et boutonné haut, lui offre sa place près de la fenêtre. Le jeune homme ne théorise pas, il sait d’instinct que sa spontanéité fait émerger chez l’autre le tout autre, celui qui est délivré de la solitude. Il sait d’instinct que se tenir sur la réserve empêche de rayonner. »
Dans la lignée du roman joycien, Tout est solitude privilégie le flux de conscience au détriment d’une narration qui resterait du côté de l’anecdote. L’écriture du roman, et donc de la solitude, c’est regarder en soi l’intime, l’insoutenable. C’est aussi vivre au jour le jour cette « tragedia de’ll arte », comme la nomme si justement la narratrice, en se mesurant à la solitude des autres. Entrecoupé d’extraits d’une revue universelle illustrée de l’année 1904 intitulée La Vie heureuse, le roman échappe cependant à la leçon de vie et à toute forme désuète de didactisme ; quand bien même il ferait signe vers le traité de Sénèque De la vie heureuse dont le stoïcisme serait l’horizon d’attente. Ne faut-il pas endurer les épreuves, regarder en face ses échecs, accepter les douleurs qui nous sont imposées par le monde extérieur et par un corps que n’épargne aucun symptôme somatique ? « La solitude, écrit la narratrice, est un trou noir, autrement dit, un champ gravitationnel qui me happe. Je dois parvenir à me rendre assez lumineuse pour l’emporter sur cette sombre force gravitationnelle. » Écrire sur la solitude ou avec elle, contre elle, c’est aussi se mesurer à ce vide intérieur, à ce que Michaux décrivait comme un « abcès d’être quelqu’un ».
La romancière ne penche en aucun cas vers une mélancolie de façade, mais ose, dans des pages de franchise érotique qui n’ont d’égale que le vertige produit par certains textes de Bataille, porter un regard conséquent sur ce vide qu’est aussi le sexe et ce jeu avec le néant qu’est toute expérience sexuelle digne de ce nom. La solitude s’avère l’autre nom de cette soif vorace de l’autre, de cette quête d’une impossible transcendance dans et par le sexe. Le roman, quand il se fait confession intime, aveu qu’écrire revient à toucher le cœur sensible de la jouissance érotique, force toujours l’admiration. « Je sais une chose : j’aimerais que Dieu me viole... Ah, si Dieu voulait me trouer le cul comme il me troue le cœur et l’esprit, comme enfin je jouirais !... J’étouffe dans l’immanence et je supporte de plus en plus mal un monde qui ne ressent pas le besoin de transcendance... ». On peut continuer de lire des romans anecdotiques, misérablement réalistes ; on peut aussi opter pour des romans métaphysiques relatant des expériences de quasi conversion mystique, en l’occurrence ici à la solitude du monde et des autres. Je vis le néant, écrivait Maître Eckhart, et c’était Dieu, mais c’est aussi le sexe. « L’étreinte, écrit Claire Fourier, est une heureuse crucifixion où le gémissement éteint et brise le silence de Dieu. Dieu m’a abandonnée, mais je m’abandonne à l’amant. Et l’amant est Dieu. [...] Las ! Si le plaisir dissout en une heure la masse éteinte d’heures innombrables, il la dissout pour une petite heure. Chacun si vite rendu à sa finitude. Et la solitude restaurée, sustentée, regagnant les impensables profondeurs, déployant son envergure mortifère dans le trou distendu par le phallus. » Amen !
Claire Fourier, Tout est solitude, éditions Tinbad