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Blog littéraire.


Animer un être

Publié par olivier rachet sur 25 Août 2024, 09:11am

   Par quelles forces intérieures sommes-nous mus ? Par quels vertiges, non-dits, mais peut-être bien aussi par quelles forces d’inertie arrivons-nous à nous donner l’étrange sensation d’exister ? Telles pourraient être les questions qui sous-tendent le dernier roman de Maylis de Kerangal, Jour de ressac. Tout débute par un appel téléphonique anodin. La narratrice est convoquée par un lieutenant de police du Havre, sa ville natale, à venir authentifier le corps d’un homme retrouvé mort, découvert avec un ticket mentionnant son numéro de téléphone.

Commence alors, non un récit policier, quand bien même en toile de fond se trame une intrigue autour du trafic de drogues facilité par la rationalisation marchande des échanges de marchandises propre au système capitaliste, mais un récit introspectif dont l’auteur a le secret. La narratrice se voit assaillie par des vagues successives et contradictoires d’un passé qui refait surface et comporte plusieurs strates temporelles, comme dans le film de Resnais Muriel ou le Temps d’un retour se déroulant dans la ville de Boulogne-sur-Mer bombardée par les Alliés, comme Le Havre, à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

    Un premier ressac la conduit vers ce cinéma que la victime semble avoir fréquenté quelques heures avant sa mort, comme en atteste le ticket de cinéma retrouvé sur lui avec le numéro de la narratrice. Et déjà le passé affleure dans tous les méandres qui le caractérisent :

« Le Channel est un cinéma de quartier, orgueilleux et discret, curieusement situé dans l’un des passages qui connectent les artères commerçantes du centre-ville aux cours des ISAI (Immeubles sans affectation immédiate) de la reconstruction. »

D’une précision souvent naturaliste, les descriptions documentées fournies par l’auteur évoquent surtout un monde, que l’on qualifiera pour aller vite d’analogique, dans lequel il était encore possible de doubler le réel en le reconstruisant en imagination. Pas de hasard si le doublage est devenu l’activité principale de la narratrice :

« J’ai longé le Channel tous les matins durant quatre ans, quand j’allais au collège, les yeux systématiquement tournés vers l’affiche du film de la semaine : graphisme, titre, noms des acteurs – que je n’ai jamais lus autrement que comme des noms de légende –, ces substances percolaient en moi durant tout le trajet, et je me glissais souvent dans la peau de l’actrice principale, lui empruntant son visage, identifiée à elle comme à une autre version de moi, une version toujours plus libre, plus hardie, plus transgressive [...] ».

Ces premiers souvenirs en entraînent d’autres dont celui d’un exposé présenté au lycée, à partir du témoignage d’une rescapée, dont les paroles avaient été recueillies en compagnie d’une de ses amies, concernant la destruction du Havre en 1944 par les forces alliées. Témoignage qui en appelle un autre : celui de deux jeunes filles ukrainiennes que la narratrice rencontre dans un café dans lequel elle se réfugie après avoir été assaillie par une vague qu’elle ne sut esquiver. Ce n’est pas seulement le passé qui nous revient souvent en pleine figure, comme les horreurs des crimes commis en Algérie viennent assaillir le personnage de Bernard dans Muriel, mais le présent qui pourrait aussi nous faire vaciller si l’on prenait le risque d’affronter le réel autrement que par des écrans interposés qui paradoxalement nous en protègent.

 Jour de ressac. Le souvenir d’un amour adolescent que la narratrice croyait perdu, alors qu’il n’était qu’enfoui dans les méandres de son inconscient, vient alors faire dérailler les certitudes d’un présent et d’une existence que Maylis de Kerangal place subtilement sous le signe du double ou de la doublure. L’activité de doublage sur laquelle revient à plusieurs reprises l’auteur repose sur cette capacité inouïe de pouvoir s’immiscer dans ce qui anime les êtres qui nous sont éloignés ou étrangers :

« [...] et comme à chaque fois, je suis troublée de voir que ma voix active le corps d’une autre femme, remue des fossettes, fait battre des cils. J’aime revivre ce miracle, faire coïncider ma parole aux expressions d’un visage mais également aux gestes des mains, aux soulèvements imperceptibles du buste, jusqu’à toucher parfois le flux intérieur d’une personne – c’est ce que je vise dans le doublage, non pas l’accolement mécanique mais l’animation d’un être [...] ».

Marchant sur les pas de la série The Wire se déroulant dans la ville portuaire de Baltimore, gangrenée elle aussi par le trafic de drogues, à laquelle se réfère la narratrice, ce n’est pas l’identité de la victime qui intéresse ici, mais les différentes strates ou focales qui composent le tissu de nos existences. Existences de plus en plus placées sous le signe du faux et de l’artifice, éloignant ce qui pourrait être directement vécu dans les mirages d’une représentation dont toute la force de frappe consiste désormais non plus à reproduire le réel, mais à le produire artificiellement comme en atteste un manager prédisant la disparition programmée du doublage :

« [...] on va pas se mentir, vous n’êtes pas mauvaise, non, mais les voix de synthèse simulent de mieux en mieux la parole humaine, le clonage vocal fait parler n’importe qui, dans n’importe quelle langue, avec n’importe quel accent, je dis ça pour vous, on ressuscite aujourd’hui des voix légendaires qui peuvent encore rapporter beaucoup [...] ». Face à cette extension du domaine de la réduplication, la narratrice en conclut que désormais les « voix se multiplient, elles se dupliquent à l’infini, elles s’affranchissent des corps, c’est comme ça maintenant, c’est la vie. »

  Que les voix s’affranchissent des corps demeure pourtant une donnée que le roman seul, dans la dimension polyphonique qui est la sienne, reste à même de surmonter ou de contrer. Comme le suggère Maïa, la fille adolescente de la narratrice, « on n’a pas encore réussi à cloner les sentiments », et comme en atteste le métier d’imprimeur de son mari, Blaise, la beauté de l’impression, devînt-elle un luxe nécessaire, n’est pas non plus près de s’éteindre.

Pourrait-on alors produire artificiellement l’énigme que chaque vie est à soi, le mystère que constitue une identité toujours multiple et tout aussi indécidable qu’une énigme policière dont l’élucidation importe moins que le secret qui entoure toujours une vie et une mort ? Répondre à cette question que pose le roman serait commencer à en finir, justement, avec l’art du roman que Maylis de Kerangal porte ici à son apogée.

 

Maylis de Kerangal, Jour de ressac, éditions Gallimard, Collection « Verticales »

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