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Blog littéraire.


Tombeau pour 200 000 civils

Publié par olivier rachet sur 29 Août 2024, 08:05am

   « Je suis un livre et je cherche une fin heureuse, ou au moins vraie [...] ». Un livre écrit à même le corps à partir de la cicatrice que porte sur son cou la narratrice, suite à une tentative d’égorgement lors de ses 5 ans. Nous sommes à Oran, en 2018, veille de l’Aïd el-Kébir, et une voix féminine parle à l’enfant qui va naître ; à tous les enfants donc. Tel est le point de départ du dernier roman, Houris, de l’écrivain et journaliste Kamel Daoud qui donne ainsi la parole à un personnage fictif ayant vécu dans sa chair la violence de la « décennie noire » qui ensanglanta l’Algérie dans les années 1990. La simple évocation de ces faits restant passible de 5 ans d’emprisonnement, comme le rappelle l’un des épigraphes du livre emprunté à la Charte pour la paix et la réconciliation nationale ; on peut saluer le courage du romancier.

   La force du roman est de tenter de remonter aux origines de la violence. Mais sa principale faiblesse réside peut-être dans une dimension allégorique fortement appuyée et une langue qui semble tenir souvent à distance le caractère fratricide de cette violence. Le personnage se prénomme Aube et s’adresse à la fille qu’elle porte en elle. Sa parole empêchée est à l’image de l’amnésie qui, selon l’auteur, frappe un pays plus prompt à commémorer la guerre d’indépendance que les massacres des années 1990 à 2000 : « Et nous, les survivants de la guerre civile ? Rien. On ne nous accorde pas une seule date nationale, pas un seul souvenir à s’accrocher au cou. Nous avons à peine droit aux cicatrices. » La mère de la narratrice est elle-même née le jour de l’Indépendance, en 1962, et abandonnée dans un simple berceau. La narratrice a été égorgée un 31 décembre 1999, à Had Chekala, au nord-ouest du pays, à l’aune d’un nouveau siècle qui sera celui du pardon et de l’oubli.

  Sans doute, dans une narration parfois tortueuse, l’auteur lui-même entre-t-il difficilement dans le vif de son sujet : l’origine de cette violence. « Quand ça a commencé? Personne ne le sait. [...] Ce premier jour introuvable était un grand mystère. Les invités rassemblaient des indices : l’appel au jihad de 1988, les gens en kamis dans les rues ou les femmes sans voile au visage détruit par des jets d’acide (des gens voulaient les obliger à se masquer et les punissaient ainsi de ne pas obéir à Dieu), les bars brûlés ou les journalistes assassinés dans le dos, à l’aube, entre deux immeubles. Les invités rapportaient d’autres détails encore : une terrible explosion d’un commissariat à Alger, en août 1992, une bombe dans l’aéroport de la capitale, des têtes décapitées, des interdictions de fumer, de prendre les transports mixtes... » Les dates de la guerre d’indépendance sont connues, mais de cette guerre intérieure que porte en elle la narratrice : « On l’ignore, sa tête est séparée de son torse. Et son torse a survécu et donné naissance à des enfants, qui se promènent dans les rues. »

   Comme pour Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud, en journaliste rompu, excelle davantage dans son art de la chronique que dans celui du roman polyphonique. La deuxième partie, sans doute la plus forte, « Le Labyrinthe », marche parfois sur les pas d’un Roberto Bolaño, égrenant, dans une polyphonie narrative plutôt réussie, une litanie de dates aléatoires toutes associées à un massacre : « Donne- moi un chiffre. Vas-y! » 173. « 4 mai 1994: 173 cadavres sont retrouvés dans la forêt d’El Marsa, dans la région de Ténès (Chlef). Selon le témoignage de leurs familles, ils feraient partie d’un groupe de plus de 200 citoyens arrêtés par des militaires le 25 avril 1994 dans les villages de Taoughrite, Ouled Boudoua, Sidi Moussa et Tala Aïssa, en représailles à la mort d’une quinzaine de militaires dans une embuscade dans la région de Ténès. » « — Donne-moi un autre chiffre, ma fille. / —Un. / — Le 1er novembre 1994, six enfants sont tués et dix- sept blessés par l’explosion d’une bombe dans le cimetière de Mostaganem. » Tombeau pour « 200 000 morts pour rien » qui n’est pas sans évoquer le roman que Guyotat consacra à la guerre d’indépendance Tombeau pour 500 000 soldats ; la puissance épique en moins.

   Sans doute les pages les plus convaincantes concernent la condition féminine et le regard corrosif que continue de porter l’auteur sur les fondements d’une société patriarcale qu’il n’a de cesse de dénoncer, de livre en livre : « Dans ce paradis discret du salon, écrit ainsi la narratrice à propos de son salon de coiffure, nous étions les vierges, les vraies vierges de l’Éden, celles qui sont promises aux tueurs ou aux fidèles, aux armées et aux saints. Nous les attendions, mais à Oran, la rivière de vin et de miel gisait sèche, les palais tombaient en ruine et les détritus jonchaient les vallées annoncées par les versets. Pourquoi adorent-ils, ces hommes, guetter des femmes qui n’existent pas et nous enterrer, nous qui leur donnons la vie ? » De pages en pages, des voix s’entremêlent ainsi, donnant à entendre un Chœur de femmes toujours plus combatives que meurtries. Résistantes.

   L’une des plus belles scènes du roman voit une de ces femmes, rencontrée par la narratrice, raconter les conditions dans lesquelles elle a vu, dans son village de Aïn Tarek, le corps éventré de l’homme qu’elle aimait secrètement, Miloud, pendu à un olivier, avant d’être elle-même kidnappée par des terroristes et violée. Une scène amoureuse, éternelle dans son innocence, vaut pour toutes les vies de femmes sacrifiées : « Parfois je lui faisais signe par la fenêtre, parfois je lui montrais mes cheveux, d’autres fois je le scrutais de loin comme s’il était un jour à venir ; c’est ça le temps pour une jeune fille : un fleuve qui coule trop lentement. » Si le roman réussit à commémorer, malgré les interdits, un passé aveuglé par ses violences ; il continue de jeter un regard critique sur une société contemporaine que l’on imagine pourtant plus complexe que l’auteur veut bien le dire. La figure hors- pair de Kamel Daoud continuera, sans doute, de cliver.

 

Kamel Daoud, Houris, éditions Gallimard

Crédit photo : Youcef Senous

Crédit photo : Youcef Senous

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