Ils ne lisent donc plus ? Tel pourrait être la question lancinante qui traverse le dernier livre de Thomas A. Ravier, Je lisais, ne vous déplaise, que publient aujourd’hui les éditions Tinbad. Un pot-pourri – on aimerait dire plutôt violemment fleuri –, de textes critiques, publiés pour la plupart en revue ou magazine, consacrés à Colette, Genet, Morand, Bernanos, Proust ou Sollers, mais encore Faulkner, Bossuet ou Marivaux. Une guerre du goût qui s’affirme avec l’énergie d’une centrale électrique et le fouetté d’un escrimeur. Lire, écrit Ravier dans son Avant-Propos, « c’est se refaire une virginité auditive ». Si le livre se place d’emblée sous le haut patronage de Céline, cet « inventeur du direct en littérature », il n’en oublie pas moins le tribut qu’il doit à Sollers dont les essais critiques l’ont façonné et qui fut l’éditeur de ses quatre premiers livres. Sollers dont il est à ma connaissance le premier fervent admirateur à prendre publiquement ses distances avec le maître ; pour des raisons géographiques tout d’abord distinguant chez l’un un tropisme océanique et chez l’autre un tropisme méditerranéen, forcément plus dionysiaque. Aborder l’œuvre de l’auteur de Femmes sous l’angle apollinien mériterait en soi une thèse, mais Ravier enfonce le clou en pointant le solipsisme stylistique des romans des années 2000 : « On aimerait encourager Sollers à ‘replier sa vue au-dedans’, selon la formule de son compatriote Montaigne. C’est-à-dire au-dedans de son écriture. Ce serait l’occasion de méditer sur ce qui s’est discrètement brisé dans sa langue : sur cette fêlure ».
Pour revenir aux textes critiques qui s’inscrivent pourtant dans la filiation de ceux de Sollers, dans un engendrement séminal certain qui n’est pas sans lien avec le mystère de la Trinité catholique et l’engendrement du Père par le Fils et l’esprit saint ; aux rares lecteurs qui hantent encore le monde des lettres et des humanités avec exigence et dissidence, attachés et rebelles à la fois à la tradition, Ravier oppose la figure de l’idiot tel qu’il apparaît dans deux romans phares : Le Bruit et la Fureur de Faulkner et L’idiot de Dostoïevski. Qu’il s’agisse du personnage de Benjy ou du Prince Mychkine, chacun est dans l’incapacité, à l’image du non-lecteur contemporain, de penser le temps dans sa continuité affolante. « Pour cet idiot, écrit Faulkner, le temps n’était pas une continuation, c’était un instant, il n’y avait pas de hier et pas de demain, tout est ce moment, tout est maintenant pour lui. » On aura reconnu cette forteresse vide et pleine à la fois que constituent aujourd’hui les réseaux sociaux qu’hantent les nouveaux affairés du « spectacle », en adorateurs serviles. Ils ne lisent donc plus ? Mais ils accumulent les posts, ils scrollent, font défiler du texte sur lequel ils n’ont plus de prise et n’ont plus guère le temps de méditer. Le monde n’est plus cette « branloire pérenne » décrite par Montaigne, mais un pissoir universel. Ils ratent « cette révélation épidermique qui est le secret de la littérature », explique Ravier dans son Avant-Propos : « On a fait la peau au monde, et je pèse mes mots ». L’écrivain, lui, est à fleur de peau : « Il travaille à la vibration. Il s’avance volontiers en tremblant. Il sculpte à l’instinct. » Pour s’en convaincre, on peut relire les pages dans lesquelles Bernanos dans Sous le soleil de Satan décrit le suicide de Germaine Mahorty, avec le rasoir de son père. « Il est vrai, écrit Ravier, que le frisson qui s’empare du lecteur au moment où la lame tranche la gorge de l’adolescente va bien au- delà d’une simple émotion ‘littéraire’, tant il s’adresse directement à l’épiderme. On éprouve la froideur du métal... On entend grincer la chair... » N’allez pas parler aux assoiffés des réseaux sociaux de transsubstantiation, d’ascension ou d’assomption ; tout pour eux-elles (sic) se réduit au néant, c’est-à-dire aux images, dont ils jouissent avec effroi.
Si Thomas A. Ravier, dont il est important de rappeler qu’il est sans conteste l’un des meilleurs critiques littéraires d’aujourd’hui, s’engage en littérature, c’est en amateur de peinture, de musique, en amoureux sensuel. Sous sa plume, Morand et Colette deviennent ainsi des « coloristes » hors pair ; Sollers et Céline des musiciens triomphants. L’art de la punchline renaît en permanence sous la plume du critique dont les formules semblent tout droit sorties des moralistes français du XVII et XVIIIèmes siècles dont Nietzsche disait qu’ils visaient juste « dans le noir de la nature humaine ». Aux salons ronronnant des émissions spectrales consacrées dans les médias à la littérature, Ravier oppose la sauvagerie du saloon et dégaine, il est vrai, plus vite que l’ombre de ses contemporains. Pour s’en convaincre, on lira avec jubilation les pages dans lesquelles il confronte au sensualisme de Colette les silences frigides de Duras : « Colette peint le passage ; Duras le barrage ». Pourquoi s’étendre ? La société n’a qu’à bien se tenir ; elle en prend, elle aussi, pour son grade, elle qui ne cesse d’opposer au principe de plaisir de la lecture un principe de réalité du ressentiment et de la surveillance généralisée. Les réseaux sociaux vous regardent vous ennuyer : les livres vous tendent les bras et, si vous savez les accueillir, vous feront jouir ; ceux de Marivaux notamment si éloignés du marivaudage auxquels on les réduit paresseusement. Lire et jouir vont de pair, et s’il ne vous est pas donné de parcourir tous les états d’une partition polyphonique dans laquelle les travestissements le disputent aux coups fourrés et aux esquives, vous êtes perdus pour la littérature. « Jamais l’amour n’a volé si bas, constate Ravier dans un texte ironiquement intitulé ‘Réveillez Arlequin !’. Cupidon est réduit à l’état de drone au service d’une auto-surveillance sociale unanime ; Arlequin est inscrit sur un site de rencontre où il peine à imposer son pseudonyme. [...] Le monde sensible est sensuel. La réalité n’est jamais que le travestissement d’un enchantement dont seule la précision du jeu libère l’afflux. Marivaux, anatomiste d’un nouveau corps amoureux, joue sur une langue à fleur de peau. Mais attention, la peau a de l’esprit, le raisonnement est nécessaire – et dieu sait que les personnages de ce théâtre s’en donnent à cœur joie. »
Proust et Joyce l’ont compris mieux que quiconque : la littérature n’a affaire qu’à la continuité, c’est-à-dire au Temps, qu’il sortît ou non de ses gonds ou qu’il prît paresseusement son envol. Non celui ritualisé, sanctifié du social, c’est-à-dire des familles, des églises, des marchands, mais celui profané de l’instant. On pourrait accoler au terme de littérature la formule que Sollers dégainait pour définir l’instinct : « rallumer l’instant qui s’éteint ». Il est une religion de la littérature qu’écrivent les historiens, les professeurs, les doctorants ; que véhiculent les critiques, les libraires, les journalistes. Il est une expérience intérieure de l’écriture qui, avec Proust ou Genet, Céline ou Bataille, commence par faire sécession, par larguer les amarres et s’arrache de ce flux ininterrompu que l’on appelle aujourd’hui communication et que Mallarmé désignait par « l’universel reportage ». Cette expérience intérieure de la profanation, consistant tout autant à tuer père et mère, à cracher sur les images comme s’y adonne voluptueusement Mademoiselle Vinteuil dans Du côté de chez Swann, à trahir ses valeurs sans tomber dans la posture, est-elle seulement audible aujourd’hui où pullulent les assignations identitaires, les injonctions à rejoindre des communautés imaginaires ? On peut en douter. « La question est moins celle d’un dieu caché, écrit Ravier à propos de Proust, (il n’y a évidemment qu’un Dieu dans la Recherche, c’est le Temps) que d’un renouvellement miraculeux de l’instant d’une durée profanée. » Proust, mais aussi Céline, Guyotat, Artaud, vandalisent leur langue comme l’analyse dans le texte l’auteur en étudiant scrupuleusement comment le premier opère une dissection salutaire de la syntaxe sur laquelle viennent se greffer des arabesques toutes baroques : « Proust a greffé son style à venir, tout en développements ornementés et rebondissements syntaxiques, sur une phrase canonique. »
Toute la force et l’intelligence de cet essai est de confronter en permanence le lecteur à une langue en train de s’écrire. Celle de Céline, tout d’abord, langue d’un médecin ayant vécu dans sa chair la déflagration de la Première Guerre mondiale et côtoyé les souffrances les plus indicibles : « Céline a toujours récusé le statut d’écrivain comme d’artiste au profit d’une expérience à la fois mystique et artisanale de la langue. Le médecin des pauvres fut aussi le médecin des morts. Il écrit à Monnier : ‘Comme Saint Thomas, je veux voir pour croire à l’abjection des hommes. J’ai vu. Je n’aurai donc pas vécu pour rien. » L’éclairage que Ravier apporte sur les pamphlets, et notamment sur Bagatelles pour un massacre, permet enfin de rétablir une filiation entre l’intégralité des textes de l’auteur de Rigodon : « En un sens, Céline s’est voulu le dernier des prophètes, et pour cela aura investi une énergie négative sans précédent contre la Bible, c’est-à-dire contre les pères de l’humanité ». Pour rester sur Céline, mais il faut lire les pages consacrées à Faulkner, Genet – cet autre nom de l’évasion en littérature, acquitté par le langage –, ou Bossuet, on pourra conclure temporairement sur l’image d’un auteur faisant dans la dentelle et brodant. « Le motif de la phrase, écrit Ravier, oscille entre l’invective – aujourd’hui on dirait le clash – et un grand raffinement, une grande délicatesse [...] Céline répare le monde. Je pense ici au motif de l’aiguille : cette aiguille qu’ont en commun la couturière et le médecin. De même que sa mère réparait les dentelles anciennes, on pourrait dire que Céline rétablit les motifs les plus délicats du réel ». Et Thomas A. Ravier, dans la rigueur critique qui est la sienne, répare à sa façon ce monde délaissé et marginalisé de la littérature dont la puissance de contestation n’a rien perdu de sa superbe. Je lisais, ne vous déplaise est à ce titre un évènement littéraire !
Thomas A. Ravier, Je lisais, ne vous déplaise, éditions Tinbad