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Blog littéraire.


La société comme délire

Publié par olrach sur 6 Juin 2016, 20:22pm

On connaissait d’Antonin Artaud les lettres de Rodez, regroupées dans les tomes IX, X et XI des Œuvres complètes et dans les Nouveaux écrits de Rodez, publiés dans la collection « L’Imaginaire » chez Gallimard. Artaud entre dans l’asile de Rodez, dirigé par le docteur Ferdière, le 11 février 1943. Il y restera trois ans, avant d’être livré à lui-même, le 25 mai 1946, sur le quai de la gare d’Austerlitz. On découvre, sous la direction de Simone Malausséna, les lettres écrites par Artaud entre 1937 et 1943, la plupart rédigées à l’asile de Ville-Evrard, à Neuilly-Sur-Marne où il entre le 27 février 1939, après être passé par l’hôpital du Havre, l’asile de Quatremare à Sotteville-lès-Rouen et l’hôpital Sainte-Anne.

Etat des lieux. Artaud est expulsé d’Irlande, en 1937, « déporté » écrit-il, après être parti avec la canne de Confucius et celle de Saint-Patrick. Les lettres qu’il adresse le plus souvent à ses différents médecins montrent la confusion de celui qui prétend être un sujet grec, né à Smyrne. Une reproduction de l’épée de Roland, fabriquée à Tolède, lui aurait été remise à Cuba, en 1936, par un sorcier nègre. Si les médecins diagnostiquent un « syndrome délirant de persécution », des « idées délirantes d’influence, d’envoûtement, de magie », Artaud témoigne de son côté de la réalité de la souffrance qui est la sienne : « SI JE ME PRETENDS PERSECUTE c’est qu’on ME PERSECUTE EN REALITE ». Comme il le décrivait dans L’Ombilic des limbes et plus particulièrement dans les lettres adressées à Jacques Rivière, Artaud souffre d’une incomplétude de l’être, d’une « incertitude profonde de sa pensée », d’une « déperdition ». « La maladie, écrit-il à un médecin, en octobre 1938, est le vide qui a besoin d’être occupé par le plein des microbes pour éclater. » A ce même docteur Chapoulaud, exerçant à l’hôpital Sainte-Anne, Artaud écrit : « La vérité est que le Réel vous échappe et le Réel c’est l’Autre monde. Les Autres mondes, la Magie, et des autres Mondes il y en a beaucoup. »

Les appels au secours restant lettre morte, Artaud attaque tous ceux qu’il rend responsables de son enfermement. Les « initiés » dont il dresse parfois des listes sont accusés de le supplicier, de recourir occultement à des pratiques sauvages de persécution. La société des gens de lettres autour de laquelle Artaud a gravité, la société mondaine, les politiques sont violemment pris à partie par celui qui exhibe leur pouvoir délirant. Louis Jouvet accusé de mythomanie, « croit avoir été Molière : ce n’est pas grave, ironise Artaud. » Gide, « TU ES VIDE GIDE », « ECRIVAIN PLAGIAIRE DE SALAUD SANS IDEES », appartient à la catégorie des « HOMMES DE MAUVAISE VOLONTE ». Beaucoup de lettres sont adressées à l’épouse d’André Breton auquel Artaud n’écrit guère comme s’il s’agissait à travers elle de montrer l’envers occultiste du surréalisme lui-même. D’autres missives concernent Pierre Laval, président du Conseil mais aussi sa fille, Josée Laval. Artaud, dont la correspondance amoureuse avec Génica Athanasiou ou Anaïs Nin figure parmi les plus belles qui soient, semble miser encore sur les femmes pour anéantir ces choses qui « ont mal tourné pour ce côté du monde » dans lequel, écrit-il, « Satan mène le jeu ».

L’abandon dans lequel se trouve Artaud, pendant des années qu’il passe en grande partie en zone occupée, avant de rejoindre l’asile de Rodez, ne fait qu’accentuer l’état de déperdition qui est le sien. Au docteur Fouks auquel est adressée la majeure partie des lettres, Artaud ne cesse de demander des cigarettes ou de l’héroïne censée apaiser ses douleurs. Peu à peu, la faim le gagne. Des lettres bouleversantes sont adressées à sa mère, Anastasie, dans lesquelles il lui demande du chocolat ou des noisettes. Les asiles d’aliénés sont alors de véritables mouroirs d’où Artaud se voit comme « un condamné vivant ». Dans une lettre à sa mère, datée du 23 mars 1942, nous lisons : « Je vous ai écrit il y a 10 jours une lettre désespérée et où je vous exposais mon lamentable état et vous demandais un secours d’urgence car je m’en vais de désespoir, de faiblesse, de fatigue, d’inanition, et surtout de mauvais traitements. » Celui qui signe parfois ses lettres du nom de jeune fille de sa mère, Antonin Nalpas, ou du diminutif Nanaqui, ne se contente pas de prophétiser les plus grands malheurs pour ceux qu’il tient pour responsables de l’oubli dans lequel il se trouve ; il regarde avec une lucidité aveuglante l’état de décomposition d’une société dont il ignore en partie qu’elle collabore avec les nazis. « C’est toujours le mal qui profite de cette indolence, écrit-il à Alain Cuny, pour nous infecter tous un peu plus ». Que le mal ne soit pas une fatalité tragique, voilà ce dont témoigne douloureusement un des plus grands poètes du siècle dernier !

                       Antonin Artaud, Lettres 1937-1943, Editions Gallimard.

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