Black-out à Brooklyn. L’électricité a été coupée. Les habitants suffoquent. Un voile jaunâtre s’étend sur la ville. Le silence est assourdissant. Une guerre mondiale aurait-elle été déclarée ? Une explosion atomique aurait-elle eu lieu ? Les personnages du dernier roman de Bernard Comment Neptune Avenue restent suspendus à un signal, une attente. Réfugié au 21ème étage d’un immeuble, un narrateur écoute ses voisins et attend la visite de Bijou, une jeune femme émancipée adepte de la décroissance, pour laquelle ce black- out est une aubaine ou un signe. Un monde semble disparaître sous nos yeux : « il n’y a plus d’oiseaux, observe le narrateur. Plus un seul, depuis plusieurs jours. Depuis les évènements. C’est cela qui donne ce silence si particulier. Plus de mouettes, plus de cormorans, plus de merles. Ni d’alouettes. Tout le monde volatile est parti. » Nous sommes au cœur d’une apocalypse qui ne dit pas son nom : interruption soudaine de tous les flux, aussi bien humains que financiers ; révélation étrange de temps nouveaux à venir. Au cœur d’un chaos qui brille par son inanité, le narrateur se souvient de sa jeunesse. De ses amis Bob et Nina, de ses années de financier à Londres où un black-out avait une toute autre valeur : « Dans les milieux boursiers, le black-out correspond au moment précis qui précède le lancement d’une offre de placement de titres pendant lequel aucun analyste ne peut publier de recommandations [...] ». Moment de suspension où l’on retient son souffle : « le lancement, ajoute le narrateur, est comme un grand plongeon dans le vide, on a beau avoir tout calculé, tout anticipé, ça ne se passe jamais tout à fait comme prévu, les marchés sont électriques et capricieux [...] ». L’électricité est d’ailleurs le motif central d’un roman qui oscille entre nostalgie désenchantée et aspiration vive au bonheur – comme si nos vies se réduisaient à un courant alternatif nous faisant « perdre la tête », comme le suggère la dernière phrase du roman –, et aux épiphanies joyciennes semble ici se dessiner en creux l’image toute burroughsienne d’une vie de dépense dont le court-circuit pourrait être l’image. Bijou mène d’ailleurs sa vie, en suivant ces intensités électriques, tombant amoureuse à l’occasion de chacune de ses rencontres : pour une heure, pour un jour, pour une pâle éternité. Vie d’autant plus exemplaire que l’on apprendra au fur et à mesure du récit toutes les failles secrètes d’un personnage aussi attachant que peuvent l’être ceux des romans de Toni Morrison à laquelle, sans y prendre garde, Bernard Comment rend le plus beau des hommages. Comment vivre cette mort lente qui est la nôtre, cette électrocution sans cesse annoncée et pourtant déjà pleinement là, se demande l’auteur de Même les oiseaux, publié en l’an 2000 ? Peut-être justement en observant de nouveau ce monde sans cesse renaissant et énigmatique dont la disparition est toujours inachevée : « En fait, ce qui me fascinait le plus, enfant, c’était les oiseaux et leur totale liberté de se poser sur des câbles de haute tension sans la moindre conséquence. » Se tenir droit sur des cendres, et chanter, écrire, danser...
Bernard Comment, Neptune Avenue, éditions Grasset.