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Blog littéraire.


Après l'amour

Publié par olivier rachet sur 1 Septembre 2019, 13:29pm

    L’exil et le déracinement ne sont pas des motifs de circonstance adoptés par Jeanne Bénameur dans son dernier roman Ceux qui partent, puisqu’ils nourrissent toute son œuvre depuis notamment Ça t’apprendra à vivre publié en 1998. Nous sommes ici en 1910, à Ellis Island, en compagnie d’un ensemble de personnages provenant d’Italie ou d’Arménie et formant un chœur polyphonique comme sait si bien les faire résonner le roman lorsqu’il s’échappe de la paresse de l’autofiction et des effets de manche de l’autobiographie la plus navrante. Nous sommes à New York et non à Orléans ou à Calais dans une fiction qui s’assume comme telle. Un jeune amateur photographe Andrew Jónsson erre sur les rives de l’Hudson non pour traquer la souffrance sur les visages, mais pour révéler ses futurs compatriotes à eux-mêmes. Inutile de dire que ce jeune artiste travaille en argentique ; son père lui ayant aménagé dans sa chambre un laboratoire où s’entraîner à faire surgir la lumière des ombres portées sur nos visages. Il croise un père et sa fille : Donato et Emilia dont il tombera secrètement amoureux, mais aussi Esther, Gabor le violoniste ou Marucca dont la narratrice nous dit qu’elle appartient « à la lignée des Oiseaux », ajoutant que ce « n’est pas le sang qui les relie, c’est le don de la voix et l’intuition des routes ».

     Tout l’art polyphonique de Jeanne Bénameur est de nous faire entendre, à travers des bribes de monologue intérieur ou de discours indirect libre, les voix intérieures des personnages : leurs failles, leurs secrets, mais aussi leur part manquante. Cette « part manquante » dont Lucile que ses parents aimeraient voir épouser Andrew se demande si elle n’est pas au fond conciliable avec le désir de fusion qu’implique tout amour : « Est-ce que l’amour ne peut pas accepter la part manquante ? », se demande-t-elle ainsi, après une soirée passée chez les parents du photographe. Ce n’est pas la figure d’Ulysse que fait alors surgir l’auteure, mais celle plus juste en l’occurrence ici d’Énée ayant fui Troie en flammes, portant son père Anchise sur les épaules, comme la légende nous l’enseigne. Ce même héros troyen dont Bénameur nous rappelle qu’il perdit de vue, dans sa fuite, sa femme Créuse, dont le nom revient comme un leitmotiv dans un roman rendant hommage à « nos femmes de ruine ». À travers une simple fiction, l’auteur arrive à rejoindre l’universel de la condition humaine, dans sa plus déchirante vulnérabilité, grâce notamment au simple emploi d’un pronom personnel « nous » dont on ne sait à qui il se réfère, si ce n’est à l’anonymat de tous ceux qui partent donnant son titre au roman. Sans moralisme, sans didactisme, Jeanne Bénameur écrit un roman sensible que les critiques littéraires du moment ne sauront sans doute pas entendre, tout occupés qu’ils sont à servir la soupe aux romanciers familialistes et repentants ! « C’est notre ignorance qui nous guide », écrit-elle, comme un rappel à tous ceux qui croient savoir ce qu’il en est du monde tel qu’il est : « Les émigrants, ajoute-t-elle, ne cherchent pas à conquérir des territoires. Ils cherchent à conquérir le plus profond d’eux-mêmes parce qu’il n’y a pas d’autre façon de continuer à vivre lorsqu’on quitte tout. / Ils dérangeront le monde où ils posent le pied par cette quête même. »

Jeanne Bénameur, Ceux qui partent, éditions Actes Sud.

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