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Blog littéraire.


Bifurquer

Publié par olivier rachet sur 25 Juillet 2020, 09:06am

   Bernard Stiegler n’est sans doute pas un adepte de la collapsologie. S’il pense le désastre – et plus précisément la destruction destructrice et non créatrice de richesses de l’économie de marché mondialisée –, c’est pour panser aussi ce que pourrait être le monde de demain. Bifurquer est un ouvrage collectif placé sous sa direction, mené en collaboration avec le Collectif Internation. Ce concept d’internation, emprunté à Marcel Mauss, mise tout d’abord sur la réhabilitation de la localité, pensée en termes non identitaires mais relationnels : « une dynamique selon laquelle les nations seraient appelées à coopérer sans pour autant effacer leurs dimensions locales ». « Une localité n’est pas une identité, ajoute-t-il. C’est au contraire un processus d’altération constitué de localités plus restreintes et multiples, et inclus dans de plus vastes localités ». Il s’agit moins d’opposer le local au global, les deux notions étant étroitement imbriquées, que de reterritorialiser les différents enjeux (climatiques, sanitaires, économiques, technologiques...) auxquels la planète est confrontée. Notion d’autant plus centrale que dans une contribution passionnante, « L’inscription territoriale des lois », Alain Supiot montre qu’elle a été entièrement escamotée par la construction d’une Union européenne ayant substitué à la notion de territoire celle d’un espace aux contours indéfinis. Dématérialisation que l’on retrouve dans l’abstraction graphique des billets de banque, ayant été incapables de faire émerger des figures européennes consensuelles. « C’est l’Union européenne qui la première, explique Supiot, s’est définie juridiquement comme un ‘espace de liberté, de sécurité et de justice’, sans limites discernables, et non plus comme un territoire ou un ensemble de territoires aux frontières clairement identifiables. Fait significatif : c’est seulement dans le contexte de la création d’un ‘marché unique’ que la notion d’espace a commencé d’être employée pour désigner la terre et non pas seulement le ciel ou les océans. Cette indifférenciation des lieux va de pair avec le projet d’un droit global, qui s’affirmerait indépendamment des ordres juridiques territoriaux ».

   Qu’en est-il de la localité et de l’urbanité à l’ère des plateformes ? Peut-on traiter simplement par « le calcul automatique » l’ensemble des problèmes qui vont se poser aux villes de demain ? Il en résulterait « une conception militaire de la ville » qu’il nous semble que nous expérimentions depuis quelques mois : « de l’utilisation massive d’algorithmes prédictifs résulte en effet la militarisation des zones urbaines, qui y exacerbe les problèmes sociaux, créant dans ces villes des silos socio-économiques entre lesquels sont tracées des frontières invisibles ». Stiegler et le Collectif Internation plaident alors pour une économie contributive, et par là-même un revenu du même nom, préférable selon eux au revenu universel dont la conception reste intrinsèquement liée à une économie administrée et un État-Providence pouvant sans doute colmater les brèches, mais difficilement affronter les défis de demain. L’urgence se fait d’autant plus ressentir que la prolétarisation a gagné aussi les savoirs et le noyau même de la connaissance : « Le capitalisme industriel du XIXème siècle avait détruit les savoir-faire en transformant les ouvriers en prolétaires (au sens défini par Karl Marx). Au XXème siècle, cette prolétarisation s’est étendue aux savoirs pratiques et aux savoirs théoriques : les savoirs de la vie quotidienne ont été détruits par les industries culturelles et par l’innovation permanente basée sur le marketing ». En s’appuyant sur la radicalité d’un Joseph Beuys, les auteurs du Collectif rappellent, dans la lignée des analyses de Stiegler dans De la misère symbolique, que l’expérience esthétique elle-même, « qui suppose la participation des sujets au symbolique », a été supplantée par un conditionnement esthétique, « qui quant à lui a pour but de capter, canaliser et standardiser les attentions des consommateurs, pour les orienter vers la consommation ». Tout un pan du design et d’un art contemporain performatif illustre cette prolétarisation-là.

   Stiegler est un penseur au travail. Il interpelle le Secrétaire Général de l’ONU, en ouverture du livre. Il panse ce que pourrait être l’économie contributive et solidaire de demain : « Le revenu contributif a pour finalité de rémunérer le travail en dehors de l’emploi. [Il] fait ainsi émerger la figure du contributeur, qui vient compléter celle, déjà ancienne, du contribuable. La notion de contribution vient du monde juridique : c’est l’action de contribuer à une dépense commune ». En attendant, les lois qui se réclament de la Science, dans la mise en place d’un état d’urgence devenu la règle, continuent de détruire le ciment même de nos démocraties, avec un assentiment servile ou aveuglé consternant. Une dernière mise en garde, pour la route ? « L’identification biologique est enfin en passe de supplanter l’état civil dans l’organisation du contrôle des frontières, explique Alain Supiot, avec la généralisation progressive de la biométrie, qui permet de trier à coup sûr les élites cosmopolites autorisées à circuler sur toute la surface du globe et les migrants chassés par la misère, qu’il faut refouler ou sélectionner au gré des besoins de main-d’œuvre ». À vous de choisir dans quel monde vous souhaitez continuer de survivre !

Bifurquer, sous la direction de Bernard Stiegler, avec le Collectif Internation, éditions Les Liens qui Libèrent

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