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Blog littéraire.


L'allégorie impossible

Publié par olivier rachet sur 26 Juillet 2020, 12:45pm

   Allemagne 1938. L’Anschluss, annexion de l’Autriche par l’Allemagne, contraint Hermann Broch à fuir le continent européen, à destination de l’Angleterre tout d’abord, puis des États-Unis d’Amérique. Dans ses bagages se trouve le manuscrit de La mort de Virgile qu’il publiera en 1945 et dont il corrigera la traduction française jusqu’à la veille de sa disparition survenue en 1951. Les parallèles sont nombreux entre l’auteur autrichien et le poète latin rentrant en Italie, après un séjour en Grèce, avec le manuscrit inachevé de L’Énéide. Mais ils le sont encore plus entre celui qui, à l’image de Stefan Zweig fut contraint à l’exil, et le héros lui-même du chant épique de Virgile, Énée fuyant la ville de Troie en proie aux flammes et dont la légende raconte qu’il fut à l’origine de la fondation de Rome. C’est peu de dire qu’à son retour en Italie, les doutes assaillent le poète romain comme on imagine que l’angoisse étreignit tous ceux qui furent contraints à l’exil forcé et qui assistèrent, impuissants, à l’agonie de ce que Zweig appelait le monde d’hier. Virgile accoste à Brindisi où il retrouvera l’empereur Auguste qui finira par le convaincre de surseoir à sa décision de brûler son texte. « Brûler L’Énéide »! Telle est alors l’obsession du poète qui sait, mieux que quiconque, combien son chant épique sert la légende d’une édification mythique de la puissance romaine. Il le rappelle d’ailleurs à l’empereur lui-même ; les fables ni les hommes ne sont éternels : « Tu es mortel, Auguste, bien que tu sois le premier des vivants. »

   Chanter la gloire des puissants et des civilisations, c’est endosser la robe de l’allégorie et donc aussi du mensonge et de l’artifice. À l’instar de Zweig, Broch se confronte à la difficulté de donner une image pérenne d’un monde en voie de disparition et de délitement. « C’est un poème sans profondeur ni connaissance, reconnaît Virgile, qui n’a rien véritablement conservé, car ce n’est que dans la connaissance que la lumière et l’ombre se séparent, pour édifier la forme [...] ». Le poète n’est ni prophète, ni mage, ni voyant. Il endosse comme dans un sacrifice la part d’aveuglement de son époque : « Comme toute œuvre, confesse Virgile à propos de son chant, elle est née des ténèbres de la cécité, d’une fausse cécité... quoi que nous fassions... rien que l’œuvre de l’aveuglement... pour la vraie cécité, nous manquons d’humilité ». La connaissance elle-même est d’ailleurs soumise, moins à variations, qu’à éclipses. Croit-on accéder à quelque connaissance que ce soit ; le plus souvent, nous nous égarons ! « — Ô Auguste, nous parlons visiblement de deux choses différentes... les connaissances de surface peuvent s’accroître, sans empêcher le noyau de la connaissance de se rétrécir... »

   Virgile, pourtant, va mourir et en des pages somptueuses, souvent arides, Hermann Broch convoque les différents éléments que sont l’eau, le feu, la terre et l’éther non pour suggérer que rien ne serait périssable, mais que la disparition est inséparable de tout commencement. À qui va disparaître, l’éveil reste toujours possible. Telle est la condition tragique, sans doute, de notre liberté : « Oh ! rien ne peut mûrir à la réalité, qui n’ait eu ses racines dans le souvenir, rien n’est saisissable à l’homme, qui n’ait été mis en lui dès son début, et sur quoi les visions de sa jeunesse n’aient étendu leur ombre. Car l’âme en est toujours à son début, sa grandeur est toujours celle de son premier éveil, et sa fin même a pour elle la dignité du commencement [...] ». On sent poindre, comme dans une ombre et une lueur à la fois, les prémices du christianisme qui s’édifiera bientôt sur les décombres de l’Empire : « La réalité, c’est l’amour », confesse timidement Virgile. En attendant, le poète est confronté à la sévère loi de devoir se sacrifier, sans aucun espoir de résurrection ni du corps ni de l’âme : « Il me faut anéantir ce qui est sans connaissance... c’est le mal... l’emprisonnement... pas de délivrance... par le sacrifice... nous sommes au service de la délivrance... c’est le devoir suprême !... Ce qui est sans connaissance doit reculer devant la connaissance... c’est seulement ainsi que je servirai vraiment le bien public et le salut du peuple... la loi de vérité... le réveil après l’assoupissement dans la pénombre... » Virgile va rendre son dernier souffle. On ne sait ce qui adviendra, mais un chant s’est écrit malgré tout : « et c’était la lumière du commencement et de la fin et de toute tentative nouvelle de la création [...] ». Le néant, sans doute pour l’homme ; l’éternité pour les lecteurs que nous sommes.

Hermann Broch, La mort de Virgile, éditions Gallimard, Collection « L’Imaginaire »

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