« Mais c’est de l’homme qu’il s’agit ! » : c’est par cette exclamation empruntée à Saint-John Perse qu’Aragon ouvre son roman consacré à Henri Matisse. Un roman ? La forme a de quoi surprendre, mais l’écriture de ce texte, étalée sur presque trente ans, est le fruit d’un compagnonnage et d’une interrogation assez simple. Aragon a fréquenté Matisse, dans les années 40, alors que le peintre vivait dans le quartier de Cimiez, à Nice. Qu’est-ce qui pousse alors le père du fauvisme à traquer la lumière, tout en continuant de représenter des intérieurs bourgeois, des corps et des visages féminins aux contours voluptueux, ou autres réminiscences de voyages effectués jadis au Maroc ou à Tahiti ? D’une conversation qu’il eut avec Aragon, le poète rapporte ce propos de Matisse tenu en 1943 : « Je cherche un nouvel objet depuis des mois. Je ne sais lequel... Je cherche un choc... » En la matière, le peintre sait ce dont il parle comme en témoigne cette huile sur toile de 1914 La Porte-fenêtre ouverte sur un espace saturé de noir : « Que le peintre l’ait ou non voulu, commente Aragon, cette porte-fenêtre, ce sur quoi elle ouvrait, elle est demeurée ouverte. C’était sur la guerre, c’est toujours sur l’évènement qui va bouleverser dans l’obscurité la vie des hommes et des femmes invisibles, l’avenir noir, le silence habité de l’avenir. » En juin 1943, la gouache découpée connue sous le nom de La Chute d’Icare se détache elle aussi sur un fond noir ; ce même arrière-plan à partir duquel se construit tant bien que mal, dans les chaos de l’Histoire, ce roman terminé alors que la compagne du poète, Elsa Triolet, a disparu : « La Chute d’Icare, en 1943, entre deux bandes d’un bleu profond, comportait en son centre un faisceau de lumière noire, où l’Icare était ménagé en blanc, comme un mort, et des confidences mêmes de Matisse il ressort que les taches jaunes, soleils ou étoiles, si l’on s’en tient à la mythologie, en 1943 étaient des éclatements d’obus. »
Gustave Moreau qui fut à l’École des Beaux-Arts de Paris le professeur de Matisse avait prédit au peintre qu’il simplifierait la peinture. Mais cette simplification est une rupture, pas un renoncement. Une quête, pas une impuissance. Une épure qui atteindra son zénith dans les dernières compositions de l’artiste, dans ces papiers découpés dans lesquels le dessin et la couleur n’auront de cesse de s’épouser mutuellement, dans un élan analogue aux gestes des danseurs. Pour Aragon, Matisse rompt surtout avec l’esthétique perspectiviste de la Renaissance : « Et que c’est par là, sans doute, à son sens, qu’il diffère profondément de la ‘décadence’, des Renaissants, dont les œuvres sont des complots prémédités, des constructions anatomiques. Non, le propre de l’art de Matisse n’est pas d’être raisonnable. » Comme en écho, le peintre répétait que l’importance d’un artiste « se mesure à la quantité de nouveaux signes qu’il aura introduits dans le langage plastique » : « Comprenez bien, ce que je peins, confiait-il au poète, ce sont des objets pensés avec des moyens plastiques. »
Qu’est-ce alors que le fauvisme de Matisse ? Une simplification des formes, des couleurs posés en aplat, « un accolement fauve des plans » certes, mais surtout une quête éperdue de la lumière en temps sombres. Une éthique en somme, une leçon de courage. Une perpétuation, comme ce fut le cas aussi chez Cézanne, du Paradis, mais par des moyens plastiques plus que théologiques. Là réside d’ailleurs le choix de participer à la décoration de la Chapelle de Vence qui put être reproché en son temps au peintre. Reproche inepte, comme si la foi en la lumière ne se suffisait pas à elle-même : « Il y a des peintres ainsi qui ont cette gloire, commente Aragon, ce rôle d’éblouir pour cinquante ans au moins les hommes, qui n’y voient que de la lumière. Ils sont comme une fenêtre ouverte dans la nuit humaine, et, d’après eux, les jeunes gens se font une idée du soleil. L’arrivée d’Henri Matisse dans la peinture aux derniers jours de ce XIXe où l’on était habillé de noir, il est impossible de la regarder comme autre chose qu’un recommencement, qu’une rénovation des yeux. La Renaissance italienne avait été cela, dans la mesure où ses peintres avaient osé regarder en face l’éclatante nudité des corps. Henri Matisse osa voir, sans les verres de la perspective apprise, la nudité de la lumière. »
Vient enfin le temps de ce que Matisse définissait lui-même en parlant de « grande composition » ! Et c’est une splendeur. Les gouaches découpées au ciseau sur lesquelles se clôt la carrière de l’artiste, mais sur laquelle s’ouvre aussi paradoxalement l’éternité que contient en elle toute promesse esthétique digne de ce nom, portent à son paroxysme tout l’art de Matisse : « Dessiner avec les ciseaux, disait-il d’ailleurs. La coupe c’est le dessin même de la couleur, le contour que la couleur s’impose à elle-même suivant sa propre économie... » La poésie seule en vers libres ou en prose, ou le roman ici s’écrivant dans un désordre assumé, peuvent espérer rejoindre cette prosodie propre à Matisse : « Toute sa vie / Il aura peint la parole d’en lui / La forêt de pins d’en lui Ses méandres / Peint son regard de tout Peint / La distance et le toucher peint sur la nuit / Le jour et le poids d’une tête dans la main / D’un pied sur le sable / Il aurait peint pour empêcher le soir des choses ». Empêcher le soir des choses et laisser advenir le rythme même de la lumière qu’accomplissent ces derniers papiers découpés : « Il a fallu le temps de comprendre que dessiner avec les ciseaux n’était pas le divertissement d’une saison, mais la résolution du long problème de toute une vie touchant le divorce et l’union de la couleur et du dessin ». Matisse peut désormais dormir tranquille : il nous a donné l’éternité.
Louis Aragon, Henri Matisse, roman, éditions Quarto Gallimard