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Blog littéraire.


La dégradation du monde

Publié par olivier rachet sur 22 Juin 2021, 09:23am

   À quoi reconnaît-on encore un écrivain, quand on a désappris à lire ? À son oreille, sans doute ; à sa diction, mais aussi à son irréductibilité. Quand une voix arrive encore à résister à sa mise en boîte, à sa domestication universitaire ou culturelle. Il existe bien des tentatives, venues le plus souvent d’outre-Atlantique, pour arrimer la prose d’un écrivain comme Guyotat à une théorie de la domination à laquelle son œuvre ne peut évidemment pas se réduire. Faut-il le redire, mais ce qu’on appelle littérature est aux antipodes de l’idéologie qui gangrène souvent les discours autoproclamés du savoir. Reconnaître qu’il n’y aurait pas de connaissance en-dehors de la littérature relèverait d’un discours péremptoire, peu susceptible de convaincre. S’agit-il d’ailleurs de rechercher quelque assentiment que ce soit, ou pire encore quelque forme de reconnaissance quand, à l’image de Rimbaud, on ne cherche qu’à étreindre la rugueuse réalité, à se lancer dans le « combat spirituel » qui, on le sait, est « aussi brutal que la bataille d’hommes » ?

   Dans l’hommage que rend la revue Lignes à Pierre Guyotat, dans son numéro de février 2021, Tombeau pour Pierre Guyotat, sans doute est-ce Christian Prigent qui formule le mieux l’exception que constitue l’écriture de l’auteur de Coma ou Éden, Éden, Éden : « Les ‘irrégularités’ d’art ne doivent de comptes qu’à elles-mêmes. Ne les motive que l’injonction sadienne de ‘tout’ dire, quelque incongruité qu’elles opposent à la correction politique (l’orthodoxie révolutionnaire y compris). Une littérature placée sous la domination de l’idéologie et de la morale ne peut le faire. » Exit les Despentes, les Louis et consorts ! « C’est à l’humain, ajoute Prigent, dans son altercation avec l’inhumain (l’esclavage, l’exploitation) ou le non-humain (l’animalité, le sacré), que parle Guyotat, dont il parle, qu’il prétend faire parler. » On parlait de combat, de bataille ; on parlerait tout autant d’arène ou de ring de boxe, si ces images vous étaient plus familières. Mais sans doute est-ce le mot de bordel – qu’il serait tentant d’assimiler à un percept tant il est aisé de voir et d’entendre que cette figure-là contamine toute la réalité observable ; de la gestion hospitalière à l’éradication policière de toute forme de contestation sociale –, qui condense le mieux un des univers les plus justes forgés par un écrivain au XXème siècle (avec le Yoknapatawpha de Faulkner, par exemple). « Il y a une hypothèse Guyotat, poursuit Prigent : l’état servile et prostitué serait, en dernière analyse (en ultime sensation, plutôt), la vérité de l’humain. De tout temps, partout, cette vérité travaillerait (socialement, sexuellement) le réel des corps et informerait les pensées que forme la spiritualité des hommes. Guyotat en a bâti la légende, en braquant sur elle, exclusivement sur elle, le projecteur de son écriture [...] ».

   Sans doute reconnaît-on un écrivain à ses intransigeances, à ses combats, mais aussi, comme le souligne admirablement Jacques Henric dans un texte issu de son prochain livre, à ses chutes. Témoignage majeur et bouleversant qui émet lui aussi, à sa façon, des hypothèses métaphysiques. C’est à ce niveau-là aussi que se dresse une écriture lorsqu’elle réussit un tant soit peu à s’affranchir de notre misérable condition. « Était-il un ces gnostiques, se demande Henric, qui, considéraient la création comme l’œuvre d’un Dieu mauvais et que, pour la sauver, il fallait pratiquer le mal afin de le réduire, l’épuiser par le foutre répandu et le sang versé, par le meurtre, la prostitution, la sodomie ? L’épuiser, oui, car il l’avait vu en action, via de vraies visions, dans l’histoire de l’humanité, et comme témoin direct en Algérie. » Autre bouleversant témoignage : celui de Colette Fellous, accompagnant Guyotat à Istanbul, en juillet 2001, pour préparer son émission Carnet nomade sur France Culture. Où l’on peut entendre des propos saisissants tenus en vrac par l’auteur tels que « L’art est peut-être lié à un état archaïque de l’humanité. Les enfants du bazar qu’on a croisés tout à l’heure, qui vendaient des toupies en petits costumes colorés, il faut essayer de se mettre dans leur peau. Moi enfant, j’ai vraiment désiré être un de ces enfants. »

   Au hasard des nombreuses contributions, on lit d’autres formules heureuses, comme chez Véronique Bergen évoquant cette « audace de forger une langue animale, en gésine, accouchant d’elle- même, gonflée de forces, de sève » ou chez Linda Lê qui, s’appuyant sur un texte de Giorgio Manganelli, assimile la littérature de Guyotat à « une organisation de la démence et du sortilège ». Mais sans doute ne peut-on conclure qu’en citant Guyotat lui-même dont Guillaume Fau rapporte ces propos tenus à la Bibliothèque nationale de France, en 2004 : « Ma poésie d’action se fait ainsi : dans ma langue française, dans ses harmoniques savantes et populaires, mêlées, je fais parler un monde dont j’assume la dégradation – rien que des restes de voirie, de police, de religion même et pas celle, fondatrice, d’ici –, mais aussi la délivrance par le verbe. »

Revue Lignes, numéro 64, « Tombeau pour Pierre Guyotat », février 2021.

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