Du coup d’État militaire du 2 décembre 1851 à la Semaine sanglante de la Commune, en passant par la capitulation de Sedan, Marc Pautrel nous rappelle, dès les premières pages de son dernier roman Le peuple de Manet, combien le peintre d’Olympia, qui s’engagea comme artilleur dans la Garde nationale, a côtoyé la violence d’une époque qui semble aussi être la nôtre. Étonnantes premières pages où l’écrivain, peu coutumier du fait, adopte un ton parfois martial, ou pour le moins accusateur. La violence d’État – eût-on encore la faiblesse de la croire légitime – en prend pour son grade. Et ces prises de position seraient à citer dans leur intégralité : « C’est la tactique de la peur, écrit Pautrel dès l’incipit, empêcher les gens de manifester, les forcer à rentrer chez eux et se taire, la population comme une masse uniforme et docile. » Nous sommes en 1851, c’est- à-dire aujourd’hui en plein coup d’État sanitaire. « Manet, poursuit le romancier, comprend qu’en France, et quelle que soit l’époque, les forces de l’ordre obéissent aveuglément au gouvernement, et quand ce pouvoir devient fou, les forces de l’ordre à leur tour deviennent folles. » Le lecteur se frotte les yeux, mais écoutez plutôt : « Le pouvoir décide, le peuple conteste, l’armée réprime et punit lourdement. » Pour l’heure, elle se contente de montrer les crocs dans des tribunes menaçantes. « Pour apprécier le jour, il faut connaître la nuit. » Formule implacable qui résume parfaitement ce que la peinture digne de ce nom paie toujours comme tribut au néant. Suit le récit d’une vie trop courte, avec ces figures incontournables que sont l’épouse Suzanne, mais aussi Victorine Meurent et Berthe Morisot, sur lesquelles il a déjà été beaucoup écrit.
C’est alors que le récit bifurque et que l’auteur nous offre, en des pages parfois répétitives, des descriptions de portraits triés sur le volet, dignes des plus belles ekphrasis. Autant d’arrêts sur image pour dire simplement ce que l’on voit, alors que les images sont pour la plupart d’entre elles noyées aujourd’hui dans un flux continuel qui n’a d’autre finalité que de les faire disparaître. L’ambition de Marc Pautrel est tout autre : faire apparaître chaque portrait dans toute la souveraineté qui est la sienne. Sans doute est-il redevable à Bataille, mais aussi à Sollers, de l’attention qu’il porte aussi bien à l’immanence de ces portraits qu’à leur insolente éternité déjà conquise. Ainsi de ce Portrait de Stéphane Mallarmé, peint en 1876 : « Il est le roi des rois, il est le stephanos, le couronné. Derrière son crâne, sur la tapisserie, sa tête trace une ombre discrète. » Ou de ce tableau de 1862 Le Petit Lange : « Cet enfant de cinq ans a des yeux énormes, des pupilles noires disproportionnées et un regard d’adulte. Il est solidement attaché au monde, il est sûr de lui, sûr de ce qu’il sait. Il n’a plus rien à apprendre, il connaît tout, il est tout, le monde lui appartient, le globe est dans sa main. » Pautrel est aussi un lecteur averti de Nietzsche, et sous sa plume, chaque œuvre semble porter comme légende invisible : Amor fati. « Devenir soi, tout est là, écrit-il à propos de Lola de Valence. L’endroit où elle est parvenue et où, par le regard, elle se trouve solidement ancrée est un lieu que personne d’autre n’atteindra jamais, c’est son endroit, c’est son soi. »
Les descriptions s’enchaînent, et l’on s’étonne parfois de ne pas trouver la clé de certains tableaux, comme pour ce Déjeuner sur l’herbe dont je continue de ne pas comprendre pourquoi personne ne voit, au centre, tout en haut, un oiseau rouge subvertissant l’image de la colombe du Saint-Esprit ; Manet nous racontant à travers le motif du bain une scène de baptême à la suavité toute profane. Manet est aussi à sa façon un peintre religieux, dans la grande tradition catholique ; pourquoi cela n’est-il jamais souligné ? Reste que ce roman dit aussi à sa façon la raison d’être de la peinture, qui comme Sollers aime à le rappeler souvent est tout sauf une image : la peinture est, avec la poésie ou le roman, une expérience sensible où l’intériorité a le pouvoir de rassembler en elle tous les âges de la vie, tous les temps, c’est-à-dire tous les possibles. Là réside tout le mystère du portrait de Madame Auguste Manet peint en 1863 : « Elle voit en elle-même de nouveau, écrit l’auteur, elle ressent à la fois la petite fille et la vieille femme, l’adolescente, la jeune mère et la femme, elle est tous ces corps à la fois, elle les vit simultanément. » Voilà, nous sommes en effet au cœur même de la résurrection des corps. Soit à mille lieues de leur évacuation confinée ! La révolution se fera encore par les voluptueux ; comptez sur nous !
Marc Pautrel, Le peuple de Manet, éditions Gallimard, Collection « L’Infini »