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Entre les taudis et les basiliques

Publié par olivier rachet sur 20 Avril 2025, 09:46am

Nous sommes en 1957. Paraît le recueil de poèmes de Pasolini, Les cendres de Gramsci, édité intégralement aujourd’hui dans la traduction de Jean-Paul Manganaro. L’écrivain a débuté sa carrière de cinéaste, en collaborant avec des réalisateurs tels que Fellini ou Bolognini. L’écriture du recueil débute en 1951 par un texte consacré à « L’Apennin » et se termine en 1956 par « La terre de labour ». Entre les deux, Pasolini aura quitté l’enseignement, après avoir été accusé d’attouchements sur mineurs et aura subi les foudres de la censure après la publication de son roman Les Ragazzi accusé d’obscénité. Sa vie de créateur ne sera plus dès lors qu’un long chassé-croisé avec la justice de son pays, jusqu’à sa mort.

Sans doute est-il tentant d’esquisser un portrait christique du poète : celui par qui le scandale arrive aurait eu pour mission de rédimer les péchés d’une Italie tour à tour fasciste, capitaliste et corrompue. Qu’il ait eu la bourgeoisie en horreur ne doit pourtant pas induire le lecteur en erreur : le poète habite surtout le monde et ses contradictions. Sa critique virulente du présent n’est pas une réhabilitation de l’antique ou de l’archaïque, mais envisage plutôt les paysages et les êtres qui le composent comme un palimpseste tour à tour rayonnant et tragique. En évoquant dans « L’Appenin » la sculpture de Jacopo della Quercia, le Tombeau d’Illaria del Carretto, réalisée au début du XVe siècle et commandée par le seigneur guelfe de Lucques Paolo Guinigi, Pasolini ressuscite le passé pour mieux interroger les blessures de la modernité : « [...] on entend sonner / les heures indolentes de mille / neuf cent cinquante et un, et la quiétude / se fissure entre les taudis et les basiliques. / Dans les paupières closes d’Ilaria tremble / la membrane infectée des nuits / italiennes... molle de brise, sereine / de lumières... [...] »

« [...] si sentono supine / suonare le ore del mille / novecento cinquantuno, e s’incrina / la quiete, tra i tuguri e le basiliche. / Nelle chiuse palpebre d’Illaria trema / l’infetta membrana delle notti / italiane... molle di brezza, serena / di luci... [...] » 

Si l’on prête un peu l’oreille, n’entend-on pas dans ces tercets transfigurant les nuits la voix sépulcrale de Dante ? L’infetta membrana delle notti italiane...L’infectée membrane des nuits italiennes : tel est cet enfer que Pasolini s’apprête à traverser ; celui d’un monde ignorant les rivalités passées, amnésique tout autant de la beauté que de la sanglante Histoire. L’écriture poétique est cet acte chirurgical consistant peut-être à recoudre dans la douleur un cordon ombilical que l’on ne peut se résoudre à voir tranché : « [...] Il ne reste à l’Italie / que sa mort marmoréenne, sa jeunesse / dépouillée interrompue... »

 « [...] All’Italia non resta / che la sua morte marmorea, la brulla / sua gioventù interrotta... »

La confrontation entre le moderne et l’antique, qui sera au cœur de sa trilogie cinématographique : Œdipe roi (1967), Médée (1969) et Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970), ne relève pas du repli mais de la dialectique comme en témoignent les premiers vers de la deuxième partie du recueil « Le chant populaire » : « Soudain mille neuf cent / cinquante-deux passe sur l’Italie : / seul le peuple en a un sentiment / vrai : jamais arraché au temps, la modernité / ne l’éblouit pas, bien que toujours le plus / moderne ce soit lui, le peuple, répandu / dans des bourgs, des quartiers, avec des jeunesses / toujours nouvelles [...] »

 « Improvviso il mille novecento / cinquanta due passa sull’Italia : / solo il popolo ne ha un sentimento / vero : mai tolto al tempo, non l’abbaglia / la modernità, benché il più / moderno sia esso, il popolo, spanto / in borghi, in rioni, con gioventù /sempre nuove [...] ». 

Aussi la figure déjà totémique de Picasso est-elle, dans la suite du recueil, fustigée pour avoir oublié cette évidente présence du peuple dans ses tableaux ; crime de lèse-majesté pour un communiste n’ayant peut-être perçu qu’en soi la puissance dionysiaque de transformer les contingences d’une vie de labeur en joie érotiquement joyeuse et partagée : « Ici le peuple / est absent : dont le bruissement se tait / dans ces toiles, dans ces salles, alors / qu’au-dehors il explose heureux dans les placides / rues festives [...] / et les chœurs antiques dans l’antique / air dominical... »

« Assente / è da qui il popolo : il cui brusio tace / in queste tele, in queste sale, quanto / fuori esplode felice per le placide / strade festive [...] e i cori antichi nell’antica / aria domenicale... »

Sans doute la partie la plus touchante du recueil est-elle celle, « Meeting », consacrée à son frère sur lequel l’auteur revient dans une note, comme une blessure toujours vive : « Mon frère Guido, après une année d’une héroïque lutte partisane dans les rangs de la brigade ‘Osoppo’, est tombé dans les montagnes de la Vénétie julienne en février 1945 ». Est tout aussi vive la colère qui ne le quittera sans doute jamais face à ces collusions entre le pouvoir temporel d’une bourgeoisie avide d’accroître et de faire fructifier ses biens – ce que nos bourgeoisies libérales perpétuent chaque jour en privatisant les profits et en nationalisant les pertes ; ce qui constitue pour Pasolini le fascisme dans sa quintessence – et le pouvoir spirituel de l’Église complice de ces crapuleries : « et ici seule hurle la bourgeoise / impuissance à transcender l’espèce, / la confusion de la foi qui / l’exalte, et désespérément croît / chez l’homme qui ne sait quelle lumière il a en soi. »

 « e qui urla soltanto la borghese / impotenza a transcendere la specie, / la confusione della fede che / l’esalta, e disperatamente cresce / nell’uomo che non sa che luce ha in sé ».

Pasolini célèbre dans ses vers non la coercition du religieux, mais la liberté tragique du sacré ; visage empreint de lumière de ce qu’il nomme dans une autre partie du recueil « L’humble Italie ». Cette Italie, à rebours du fascisme, est arabe, africaine tout autant que romaine : « Le monde est plus sacré là où il est / le plus animal [...] / Ici, dans la campagne romaine, / au milieu des joyeuses maisons arabes tronquées / et des taudis [...] / Ici les vents africains brûlent / l’hiver ensoleillé : naissent / des charniers de fleurs, c’est déjà l’été [...] / C’est cela l’Italie et / l’Italie n’est pas cela : ensemble / la préhistoire et l’histoire qui / en elle cohabitent, si / la lumière est le fruit d’une obscure semence »

 « Più è sacro dov’è più animale / il mondo [...] / Qui, nella campagna romana, / tra le mozze, allegre case arabe / e i tuguri [...] / Qui venti affricani l’assolato / inverno bruciano : nascono / carna di fiori, è già estate [...] / Questa è l’Italia, e / non è questa l’Italia : insieme / la preistoria et la storia che / in essa sono convivano, se / la luce è frutto di un buio seme ». 

Cette obscure semence, cette infectée membrane des nuits italiennes, ces cendres de Gramsci donnant leur titre au recueil sont les conditions mêmes d’avènement de la lumière, qui ne résulte d’aucun arbitraire ou prise symbolique du pouvoir sur autrui, mais d’un long et patient combat contre soi et toutes les forces d’accaparement de la beauté sensible du monde qui n’ont jamais été aussi prégnantes : « Entre les deux mondes, la trêve, où nous ne sommes pas »

 « Tra i due mondi, la tregua, in cui non siamo »

 Ce « non siamo » résonne aussi comme un « non serviam » que ce poète-corsaire aura été l’un des rares à faire sien jusqu’à sa mise à mort.

Pier Paolo Pasolini, Les cendres de Gramsci, traduction de Jean-Paul Manganero, Ypsilon éditeur

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