Quand Lacan affirme que « la vérité a structure de fiction », sans doute essaye-t-il d’approcher ce cœur irréel de l’existence qui ne se perpétue que d’être raconté, recréé ou inventé. Le secret est la règle ; le mensonge, notamment à soi-même, l’exception qui confirme chaque jour la règle. Observez autour de vous, regardez-vous dans un miroir le temps que dure une story sur Instagram, les faux-selfs pullulent à la mesure de ce que l’Histoire occulte. Est-ce se faire le chantre d’un complotisme de pacotille que d’affirmer que nous vivons un processus croissant d’irréalisation : des relations sociales, amoureuses, professionnelles ? Que les amitiés, essentiellement littéraires, ne se renouvellent que dans notre capacité à les réinventer ? Il ne s’agit pas de traquer le réel sous des apparences trompeuses, de déchirer le voile antique de Maya ni de déjouer les illusions d’optique d’une éternelle caverne platonicienne. Le réel qui donne son titre au nouveau roman de Caroline Hoctan, La Fabrication du Réel, publié aux éditions Tinbad, si l’on doit nommer ce qui nous échappe, est désormais frappé par le sceau de l’entropie.
Tel pourrait être le point de départ d’un roman des plus déroutants, car il se permet tout d’abord, majestueusement, de dévier des horizons d’attente du lecteur. Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir d’autofiction, d’autobiographie narcissique, de récit familialiste ou naturaliste, fût-il mâtiné comme il se doit de nouvelles technologies et d’interrogations lancinantes sur les nuisances des Intelligences Artificielles qui n’ont d’intelligence service que le nom ! La Fabrication du Réel débute par l’incertitude d’une nuit de blackout plongeant le lecteur dans la nuit obscurantiste qui est désormais la nôtre :
« Les choses ont eu lieu avant que j’en prenne tout à fait conscience, ce qui fait qu’elles ont eu lieu avant, mais également après les évènements que je vais relater, de sorte qu’à l’heure où j’écris ces lignes, elles ont sans doute encore lieu. J’ai commencé à m’en rendre compte de manière fortuite lorsque, au cours d’une morne journée d’automne, dans un quartier de cette Lutèce pétrie par la saleté d’une modernité épuisante et épuisée, une coupure d’électricité rompit la connexion qui reliait mon terminal aux méandres de cette « gorge profonde » que représente la Toile, saturant par là-même le réseau de téléphonie mobile. »
« Gorge profonde » : l’expression mérite que l’on s’y arrête. Aux plus avertis, elle rappellera la figure de William Mark Felt, ancien directeur-adjoint du FBI, à l’origine de l’affaire dite du Watergate. Aux plus intrépides, elle évoquera une fellation. Telle est la nature profondément jouissive du lanceur d’alerte, avançant hier masqué, aujourd’hui à visage découvert. Au commencement sera donc le Bug : non seulement la coupure d’électricité, mais la rupture de tous les faux liens unissant les somnambules que nous sommes devenus les uns pour les autres. Ou pour le dire avec les mots de la science, au commencement sera donc un trou noir. Voici le lecteur aux antipodes d’un horizon d’attente dix-neuviémiste qui continue de hanter les rayons des librairies et des prix littéraires dont la seule raison d’être est de gérer les apparitions spectrales d’identités faussement fixes que l’on continue pourtant d’appeler des personnages. Nous voici face à de l’antimatière. Une lumière noire.
Retrouvant une intuition fondamentale de Derrida selon laquelle l’écrit présiderait à toute forme de perception du Réel, le narrateur, ou la narratrice de ce roman – indistinction qui place le neutre au cœur de l’énigme romanesque –, se situe dans ce qu’il appelle « la textualité matricielle du monde » :
« Me réfugiant ainsi depuis la textualité matricielle du monde, j’écrivais autant qu’il était possible, j’écrivais L’Exviela, de par la nécessité intérieure qui m’animait, avec l’ambition même de façonner une poétique, d’esquisser un pragmatisme et de réussir à créer une véritable œuvre spéculative, une œuvre de « sens-fiction ». C’était sans doute la raison pour laquelle il ne me serait jamais venu à l’idée d’écrire un roman sur ce que j’étais ou ce que je vivais, tandis que l’idée de vivre et de devenir ce que la vie me poussait à écrire était d’un tout autre ordre ».
Dès lors, l’existence romanesque – au sens ironiquement existentialiste que l’existence romanesque précède toute essence –, qui est autant celle du narrateur que du lecteur permet d’entrer dans le réacteur nucléaire même de l’Histoire et d’en percevoir le principe de réversibilité à l’œuvre ; ce que Orwell dans 1984 ou La ferme des animaux et Debord dans La Société du spectacle avaient été les premiers à approcher ; de même qu'Isidore Ducasse, alias le Comte de Lautréamont, accomplissant dans ses Poésies le premier retournement dialectique de l'histoire de la littérature :
« Ainsi, tout ce que l’on craignait et qui nous effrayait dans les autres systèmes, notamment autoritaires ou tyranniques – harcèlement psychologique, dénuement matériel, destruction du sacré, double pensée, dénaturation du langage, endoctrinement idéologique, conditions de vie précaires, ségrégation sociale, corruption des élites, intimidations étatiques, logomachie et manipulation de l’information, surveillance généralisée, oppression administrative, gestion et organisation de masse, industrialisation du vivant, asservissement moral… – trouvait à se réaliser également dans notre propre système ».
Fermez donc les journaux, et ouvrez les yeux du roman en train de s’écrire ! Vous découvrirez ce qui pourrait arriver au protagoniste de La Fabrication du Réel marchant sur les pas de son père, peut-être espionnant dans les années d’après Seconde Guerre mondiale auprès d’on ne sait quelle intelligence service, et avançant sur une échelle temporelle d’une mélancolie elle aussi « profonde » vers un passé qui n’a jamais été aussi proche de son accomplissement futur. Un film de Wong Kar-wai hante le récit, celui de 2046, l’une des rares tentatives cinématographiques de donner forme au processus entropique qui voit nos existences vouées au dépérissement, là où nous restons tous persuadés d’accompagner un progrès néo-technologique qui nous broie.
Le lecteur croisera aussi quelques figures répondant aux noms de Fugace Saboteur ou de Bardo ; autant de noms de code improbables permettant de lire ce récit comme un roman faussement à clé. On le sait depuis Genet, l’art du roman réclame surtout des pinces-monseigneur ! De ce Bardo, le narrateur écrit :
« Originaire de Breizh-Izel, il était étonnamment né – du moins à mes yeux – en 1947. Il ne savait plus très bien ce qui l’avait amené jusqu’ici, dans l’arrière-pays de Burdigala, hormis la vie elle-même. Il se faisait appeler « Bardo », nom vibratoire qu’il s’était donné en hommage au Bardo Thödol, le « Livre des morts tibétain » qu’on lisait jadis aux mourants pour les guider sur le chemin qui va de la mort à la renaissance de l’individu, et qui signifiait la ‘libération par l’écoute dans les états intermédiaires’».
Cette libération par l’écoute dans les états intermédiaires est l’autre nom de la littérature dont la plupart de nos contemporains déjà morts ne percevront peut-être plus la résurrection ; à moins qu’ils ne se décidassent à ouvrir encore quelques romans ?
Caroline Hoctan, La Fabrication du Réel, éditions Tinbad