On peut s’interroger souvent sur les raison d’être d’un journal. Entreprise parfois narcissique d’autojustification, frôlant souvent l’anecdotique ou le superflu ; quand il ne s’agit pas de perpétuer une vie placée sous le signe des mondanités, comme s’y emploie un auteur comme Gabriel Matzneff auquel Jacques Henric se réfère occasionnellement, avec le regard critique et incisif qu’on lui connaît. Rien de tel dans ce journal intitulé avec panache Les Profanateurs couvrant les années 1971-2015, avec de longues interruptions, dans lequel l’auteur de Carrousels et de La Peinture et le Mal, témoigne d’une vie placée sous un double patronage : celui de l’aventure littéraire et politique, d’un côté, et de l’expérience (intérieure) sexuelle, de l’autre. Citant le moraliste du 18e siècle Chamfort, il reconnaît dans son Préambule que « Les raisonnables ont duré. Les passionnés ont vécu ». Concernant l’écriture de ce journal, Henric ajoute qu’elle est analogue à l’acte photographique, dépourvue de tout effet de mise en scène : « Une sorte d’équivalent à ce qu’est l’instantané en photographie. Vu, entendu. Clic ! Clac ! C’est noté ».
De mise en scène et de représentation sociale de soi, il est question tout au long du journal tant l’auteur s’y entend pour déjouer les postures de ses contemporains. Son long compagnonnage avec le PCF ou les fondateurs de la revue Tel Quel lui fait très vite débusquer les prises de positions opportunistes : tactiques plus que stratégiques. « D’où à Tel Quel, écrit-il en août 1971, des positions souvent surdéterminées par des considérations tactiques. Ainsi leur refus de participer au livre collectif pour la défense de George Jackson, le militant noir, membre des Black Panthers, emprisonné, sous prétexte que certains signataires sont des écrivains contestables, humanistes et hostiles à Tel Quel ». Les années 70 sont pour Henric, né en 1938, des années de luttes où s’affrontent doxas communiste et maoïste, ce dont témoignent alors les prises de position de Tel Quel et un essai de Sollers longtemps resté dans l’oubli car non réédité : Sur le matérialisme, De l’atomisme à la dialectique révolutionnaire, publié en 1974 et comportant de nombreux poèmes traduits en français de Mao Tsé-toung. « Nous sommes politiquement avec le parti, mais en lutte interne contre les staliniens révisionnistes, et en accord total avec nos amis de Tel Quel sur l’essentiel : la littérature », écrit-il en septembre 1971 alors que l’ouvrage Sur la Chine de Maria-Antonietta Macciocchi subit les foudres de la censure lors de la fête de l’Humanité. Ces années 70 sont fondatrices pour Henric et le voient prendre ses distances avec le PCF dont il observe les accointances avec le pouvoir en place, comme en témoigne en 1972 une exposition Elsa Triolet « inaugurée par le ministre de l’Éducation nationale, Guichard, la bête noire des enseignants, communistes ou non. Beau symbole de l’alliance du parti révisionniste avec la bourgeoisie réactionnaire ».
Sans doute était-il alors difficile d’y voir clair dans le brouhaha des idéologies, mais Henric semble doté d’une longueur de vue et d’un sens historique à nul autre pareil, lui permettant de naviguer souvent de Charybde en Scylla. Une mise au point datée du 14 avril 1997 au sujet du journal de Marcelin Pleynet : Le plus court chemin, De Tel Quel à L’Infini, et de son emploi décontextualisé du mot « stalinien » suffit pour s’en convaincre : « (Duras a fait de même dans L’Amant, mettant sur le même plan le jeune milicien vichyste, dénonciateur des Juifs, et le jeune résistant communiste). Les jeunes communistes qui se sont engagés dans la Résistance, certains fusillés, étaient nécessairement des ‘staliniens’ à l’époque, comme Manouchian et les résistants de l’Affiche rouge. L’équivalence établie entre eux et les jeunes miliciens collabos est indécente ». Les fidèles lecteurs d’Artpress ne s’étonneront pas des prises de position de Henric, toujours guidé par son opposition farouche au fascisme et à ses différents avatars, ni de son acuité politique qui lui fait refuser de voter Mitterrand en 1981 ou porter, de façon presque prophétique, un regard inquiet sur les dérives idéologiques en germe d’un Onfray : « Qu’ils aillent se faire voir ailleurs. Mitterrand, pour nous, c’est Vichy, le copinage avec l’infâme Bousquet, et pour ma génération la guerre d’Algérie, Mitterrand faisant actionner la guillotine... » Et à propos d’Onfray, ces notes datant de 1997 : « Lu les épreuves du Onfray, un essai politique à paraître chez Grasset en septembre. Re-apologie de l’hédonisme, de l’anarchisme. Et il y a toujours, repérables dans tous ses livres, quelques symptômes inquiétants, anti-intellectualisme, démagogie populiste, culte du chef (son apologie du Condottiere) qui pourraient le faire récupérer par la Nouvelle Droite (son anti-catholicisme viscéral, ses références aux ‘grands penseurs de la modernité’: Gramsci – aujourd’hui revendiqué par l’extrême droite –, Le Bon, Sorel... Ses cibles : Walter Benjamin, Bataille) ».
Dans les années 1990, Henric revient à la charge contre la revue Krisis et Alain de Benoist, avec un numéro emblématique d’Artpress de 1997 intitulé « L’extrême droite attaque l’art contemporain » ; à rebours d’auteurs tel que Baudrillard dont il fustige l’opportunisme mou et le manque d’ossature idéologique. En réponse à Catherine Francblin, ce dernier répond : « Je suis libre de publier où je veux, pour moi il n’y a ni droite ni gauche, ni bien ni mal ». Ce à quoi Henric répond : « Cynisme, nihilisme : du pur Baudrillard. Où aurait-il publié pendant l’Occupation? Dans la presse collabo? Dans la NRF de Drieu la Rochelle ? » À découvrir aujourd’hui ces observations, on mesure mieux combien le « ni-ni » mitterrandien ou le « ni Gauche ni Droite » incarné aujourd’hui par Macron s’accommode d’une extrême droite devenue dramatiquement majoritaire !
Pour l’auteur de L’Habitation des femmes ou de Légendes de Catherine M., la politique et le sexe sont intrinsèquement liés ; si tant est que ce terme soit encore compréhensible : les humanoïdes asservis à la Technique que nous sommes devenus ne sachant plus ni habiter le monde, et encore moins le corps des femmes (ou des hommes). Henric est bien le contemporain de Sollers qui écrit en préambule de Femmes que « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment » ; là où Henric considère que le sexe a partie liée au mensonge. Plusieurs de ses livres, dont l’admirable Comme si notre amour était une ordure ! publié en 2004, sont ainsi consacrés à la relation qui l’unit à l’auteur de La vie sexuelle de Catherine M. ; une relation libre non dépourvue de souffrances, dont témoignent des pages courageuses et difficiles où l’on perçoit les épreuves psychiques traversées parfois par Catherine Millet. « Ma conviction, déjà ancienne, est qu’il est un domaine où tout le monde ment : le sexe (moi compris, bien sûr) », écrit-il en 1998.
Plus potache peut-être, la relation qu’il fait du colloque de Cerisy consacré en 1972 à Bataille et Artaud est l’occasion de débusquer les impostures qui courent déjà au sujet de l’expérience sexuelle : « Il n’est pas rare que dans notre petite bande les engagements idéologiques, politiques, ne soient surdéterminés, viciés par des non-dits, touchant notamment à la sexualité », « Les épouses des camarades en question prennent la parole après chaque intervention des participants pour dire tout haut ce qui se dit tout bas chez leurs époux, déballant sans bien s’en rendre compte leur gros embarras avec le sexe ».
De ce journal, on retiendra pour finir les amitiés, quelquefois houleuses, souvent indéfectibles avec des compagnons de route nombreux, tels que Pierre Guyotat, Denis Roche, le peintre Bernard Dufour, le comédien Jean-Pierre Léaud ou Sollers dont Henric observe la duplicité roublarde parfois. Le milieu de l’édition traversé par une « frérocité » confinant parfois au pathétique occupe aussi de nombreuses pages, dans lesquelles se perçoit une bassesse si commune... Humaine, trop humaine.
Jacques Henric, Les Profanateurs, Journal (1971-2015), éditions Plon