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Blog littéraire.


Quand l'impossible devient réel

Publié par olrach sur 11 Mai 2015, 10:09am

 

            On sait Jérôme Ferrari hanté par la disparition des empires (Où j’ai laissé mon âme) et des civilisations (Le serment sur la chute de Rome). On ne s’étonnera pas dès lors qu’il envisage aussi celle de l’espèce humaine. Son dernier roman, sobrement intitulé Le Principe, constitue une fiction biographique dans laquelle le narrateur, ancien étudiant de philosophie, s’adresse, à plusieurs années de distance, au physicien allemand Werner Heisenberg, père de la physique quantique, dont les recherches auront aidé à la fabrication, par les américains, de la première bombe atomique. Ce physicien, moins connu qu’Einstein ou Schrödinger, ses contemporains - ce dernier auquel Philippe Forest a consacré un roman éblouissant Le chat de Schrödinger - a ainsi défini un principe d’incertitude, qu’il appela aussi principe d’indétermination, selon lequel on ne pourrait connaître en même temps « la position et la vitesse d’une particule élémentaire ». Il s’agit donc, commente le narrateur, « de pures virtualités qui n’acquièrent plus ou moins de réalité objective qu’au moment de la mesure ». Or ces virtualités qui n’existent que d’être calculées sont devenues les réalités suffisantes d’un monde asservi par la technique, celle des physiciens et des mathématiciens qui, à l’aide d’algorithmes sophistiqués, continuent d’élaborer les principes sur lesquels repose aujourd’hui la vision dominante de l’économie de marché ou qui sont l’horizon unique des politiques publiques.

            Or Jérôme Ferrari s’intéresse à ces expérimentations scientifiques, non pas seulement en raison de leurs implications pratiques, mais pour le potentiel poétique et métaphorique qu’elles recèlent. Si ce qui compose la substance du monde n’est pas matériel, quelle langue saura s’affranchir de représentations séculaires ayant fait de l’atome, depuis Epicure, un noyau autour duquel graviteraient de simples électrons, si ce n’est la langue des poètes ? Mais cette réflexion poétique ne doit pas occulter ce qui reste pour l’auteur l’horizon ultime de notre temps, à savoir le caractère toujours tragique de l’Histoire. Né en 1901, Werner Heisenberg assistera non seulement à la montée en puissance du nazisme mais le prix Nobel qu’il obtient en 1932 ne lui permettra pas d’arrêter la marche tragique des évènements. Entre le possible et le réel, gît toujours l’impossible ou l’autre nom de la Shoah et des explosions atomiques. Que peut l’intelligence d’un homme et sa volonté face au principe de destruction à l’œuvre dans la pensée humaine ?

            C’est après avoir évoqué le destin à la fois ordinaire et exceptionnel d’un physicien plus ou moins dépossédé de ses recherches que le roman de Ferrari atteint son point d’orgue. Parcourant les espaces urbains d’un quelconque émirat dont le caractère organique est plus terrible encore que la nature la plus sauvage, l’auteur nous décrit un monde en voie de désanthropologisation dans lequel l’éclat des métaux et la brillance du verre sont le signe d’une disparition programmée de l’espèce humaine. En des pages d’une beauté rimbaldienne, l’auteur fait du principe d’incertitude la planche de salut même de la littérature. Admirable !

 

            Jérôme Ferrari, Le Principe, Editions Actes Sud.

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