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Blog littéraire.


Réhabiliter une théorie critique de la domination

Publié par olrach sur 14 Juin 2016, 17:33pm

 

      Dans ces quatre conférences regroupées sous le titre Principes d’une pensée critique, Didier Eribon revient à la fois sur le parcours critique qui est le sien et tente de poser les jalons d’une théorie sociale et politique du sujet, qui serait en rupture totale avec la théorie psychanalytique à laquelle il reproche son discours normatif. Fustigeant ce qu’il appelle « une idéologie de soi », l’auteur de Retour à Reims prolonge la réflexion esquissée, dans les années 70, par Deleuze et Guattari, en posant comme principe incontestable l’appartenance de notre moi à une histoire et une géographie toujours déterminées et nous dépassant en partie. « Les cas individuels ne sont jamais des cas individuels, écrit-il ainsi, ils sont ancrés dans des existences de classe, de genre, de race, d’ethnicité. »

      C’est en disciple de Bourdieu qu’il remet en cause l’inconscient freudien et lacanien dont il montre qu’il est en déconnexion totale avec le réel : « L’inconscient n’est pas une grammaire, n’est pas un langage, il est effectivement un flux qui se connecte aux réalités du monde. Il se situe et fonctionne sur un plan d’immanence ». Les transcendantaux psychanalytiques et psychiatriques ont le défaut d’essentialiser les notions de Loi, de Phallus, d’Œdipe et entérinent par là-même une vision familialiste et paternaliste de la société. A cela, Eribon oppose la diversité irréconciliable des cas individuels ayant vécu dans leur chair le rejet, l’exclusion, le bannissement, l’injure. S’il s’appuie sur des exemples d’écrivains tels que Jean Genet ou Annie Ernaux ayant fait de la honte et du sentiment de trahison le point d’ancrage de leur œuvre - qui peut aussi se lire comme une reconquête généreuse d’une dignité bafouée - le sociologue met aussi en avant son cas personnel.

      L’anecdote relative au jour où il s’est pacsé avec son compagnon est, à cet égard, édifiante. Comme ces contrats d’union civile ne se signaient pas en mairie mais dans des tribunaux d’instance, ils se rendirent dans cette juridiction spécialisée dans les litiges entre voisins ou les cas de surendettement. Mais à Paris, les tribunaux d’instance sont situés à l’intérieur des mairies d’arrondissement. Après avoir été reçus dans un bureau étriqué, sans témoin, les nouveaux pacsés ouvrirent la salle réservée aux mariages dont le luxe suranné et kitsch les renvoya surtout à la marginalité dans laquelle on continuait de les circonscrire. « Et, au fond, écrit Eribon, c’est peut-être cela l’inconscient : le monde social, avec sa violence ordinaire, ses hiérarchies et ses frontières, gravé dans nos corps et nos cerveaux. »

      Il s’agira dès lors pour l’auteur de La société comme verdict de reconstituer l’ensemble des verdicts sociaux qui s’emparent des sujets que nous sommes. Verdicts qui sont autant de vindictes publiques qui se signalent par une prolifération plus ou moins avouée d’injures à caractère raciste, homophobe ou autre. Celui qui, en 2007, fut l’un des premiers à diagnostiquer dans son essai D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, la mise au pas de tout un milieu intellectuel par une pensée réactionnaire et anti-progressiste dont on voit aujourd’hui les ravages, parie malgré tout sur les vertus d’un discours critique qui s’ouvrirait au monde tel qu’il est et accueillerait, généreusement, dans son effort de penser le réel, la multiplicité des modes d’existence nous obligeant à redéfinir constamment la notion, toujours relative, de norme sociale.

      Toute la force de ce nouvel essai réside aussi dans l’abondance des exemples littéraires qu’il convoque pour mettre en mouvement les ressorts d’une pensée qui est tout sauf dogmatique. L’exemple de l’écrivaine algérienne Assia Djebar est à cet égard bouleversant. « Je suis née en 1842 », déclare-t-elle, « c’est-à-dire lorsque les troupes françaises ont détruit le village des ses aïeux », précise Eribon qui lui-même se demande quelles dates opposer à celle de son année civile de naissance. Ces « êtres convoqués » par l’Histoire, au rang desquels Eribon situe Herta Müller ou Violette Leduc, lui permettent d’asseoir son discours théorique sur des exemples pratiques irréfutables. Le destin de Violette Leduc, auteur de L’Asphyxie, est à ce titre exemplaire. Enfant illégitime, elle portera en elle, toute sa vie durant, les stigmates d’une histoire qui n’est pas seulement la sienne : « Je suis née brisée. Je suis le malheur d’une autre. Une bâtarde, quoi. »

      Didier Eribon élabore une typologie critique de ces destins dont il montre qu’ils ne peuvent être réduits à un seul socle identitaire. En témoigne l’exemple du poète palestinien Mahmoud Darwich que l’auteur range dans la catégorie des transfuges culturels, dont la mémoire a été accaparée par des discours idéologiques qu’il ne reconnaît pas : « Notre passé est devenu la propriété de l’autre » écrivait ainsi celui qui lançait un appel en faveur d’une « Palestine écrite », d’une Palestine de l’écriture et de l’art. Si Principes d’une pensée critique résonne souvent comme un pamphlet contre l’hégémonie du discours psychanalytique, il se distingue par le vibrant plaidoyer qu’il dresse en faveur de l’art et de la littérature qui, pour reprendre les mots superbes d’Annie Ernaux cités par le sociologue, cherche moins à « dire ou retrouver le moi », que « de le perdre dans une réalité plus vaste, une culture, une condition, une douleur. »

                 Didier Eribon, Principes d’une pensée critique, Editions Fayard.

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