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Blog littéraire.


Rejoindre la guerre

Publié par olivier rachet sur 8 Septembre 2018, 07:50am

   « Comment rejoint-on la guerre ? Par quel chemin ? Existe-t-il un sas, une frontière, une porte à franchir derrière laquelle s’étend son territoire officiel ? » Le narrateur du dernier roman de Jérôme Ferrari, que l’on sait hanté par la fin des empires, s’intéresse à une jeune photographe corse, prénommée Antonia, qui meurt d’un accident de la route, dès les premières pages. Suicide, simple éblouissement, comme si la lumière se vengeait d’avoir été sans répit traquée ? Avec cette photoreporter, nous voilà plongés au cœur des ténèbres ; là où les empires se disloquent et les revendications politiques les plus farfelues se mettent en scène avec toute l’artillerie lourde de la propagande. La jeune femme fréquente les indépendantistes corses. Sans avoir besoin d’être mariée, elle est, des années durant, la femme attitrée de l’un d’entre eux, Pascal B. Mais son histoire à elle débute peut-être vraiment en ex-Yougoslavie, dans la province de Voïvodine où elle rencontre un jeune soldat prénommé Dragan qu’elle retrouvera une dizaine d’années plus tard, à Calvi.

  Le roman se construit à partir de photos diverses, recouvrant différentes strates spatio-temporelles. Des guerres balkaniques à la chute du mur de Berlin, en passant par le premier bombardement aérien de l’Histoire perpétré par les Italiens contre les Turcs, en Lybie ; l’auteur revisite ces moments où les empires se délitent et les territoires se reconfigurent. Toutes les tragédies du XXe et du XXIesiècle débutant ne sont-elles pas nées du démantèlement des empires austro-hongrois et ottoman, tout autant que de la dislocation des différents empires coloniaux. Une photo peut-elle témoigner de ces virements en profondeur des plaques tectoniques de l’Histoire ? Nous qui sommes aujourd’hui asservis à la représentation du monde tel qu’il court toujours à sa perte, que savons-nous vraiment de ce qui est en train de nous arriver ? « L’énigme consistait, écrit le narrateur, en l’existence de la trace elle-même. » Quelle serait aujourd’hui la trace de la disparition programmée de l’Occident ? En choisissant de s’intéresser à la photographie, et plus généralement au statut de l’image dans nos sociétés qui y sont littéralement assujetties, Ferrari poursuit une réflexion menée en son temps par Barthes, dans La chambre claire, sur le paradoxe d’une image qui convoquerait à la fois le présent éternel et la mort foudroyante : « Oui, les images sont une porte ouverte sur l’éternité, peut-on lire dans le roman. Mais la photographie ne dit rien de l’éternité, elle se complaît dans l’éphémère, atteste de l’irréversible et renvoie tout au néant. »

   La composition chorale et liturgique du roman, ponctuée par les différents mouvements de la messe célébrant la défunte photographe, rappelle parfois la polyphonie du requiem orchestré par Faulkner dans Tandis que j’agonise ; mais l’on songe aussi à cette parole souvent citée par Godard, inspirée de l’Épître aux Corinthiens de Paul, selon laquelle « l’image viendra au temps de la résurrection. » Face aux horreurs de la guerre, Antonia acquiert peu à peu la certitude que tout ne peut être montré. Pour révéler le tragique, il faut aussi savoir le cacher. La littérature emboîte alors le pas à la photographie pour dire ce néant inconcevable que nous essayons en vain de scruter. L’objectif photographique arrive peut-être à croiser parfois le regard tétanisant de Méduse, mais seul un regard oblique peut espérer fixer ce qui à nos yeux se dérobe. Tel ce soldat qui « s’appuie contre un arbre et fixe l’absence d’horizon. »

  Jérôme Ferrari, À son image, éditions Actes Sud.

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