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Blog littéraire.


Un homme tombe

Publié par olivier rachet sur 12 Septembre 2021, 08:58am

   « Perdre sa queue et ses couilles fait-il de vous un prophète ? », se demande Jacques Henric dans son dernier ouvrage, La Nuit folle, consacré en grande partie à la figure du « grand poète » confiné de l’histoire littéraire, Joë Bousquet. Poète tombé sous le feu de la mitraille d’une compagnie allemande dirigée par le peintre Max Ernst, qui deviendra par la suite l’un de ses plus fidèles amis. Nous sommes le 27 mai 1918, et de cette blessure, le poète ne se remettra jamais physiquement. Moralement, intellectuellement, érotiquement, métaphysiquement ; c’est une autre affaire. Reclus dans une chambre, à l’abri de la lumière du jour, Bousquet recouvre pourtant – à l’image de cet autre écrivain cité en épigraphe du livre Jacques Lusseyran, atteint de cécité à l’âge de 8 ans – la vue intérieure, c’est-à-dire la nuit dans toute la puissance de déflagration qui peut être la sienne.

   La vue, l’auteur du livre a lui aussi été à deux doigts de la perdre, comme en témoigne un bulletin médical cité en début d’ouvrage. La vue peut ne plus être, la vision demeure. Visions qu’après Rimbaud, il suffit peut-être de s’implanter et de cultiver telle une verrue sur son propre visage. Il est une logique irrémissible de la chair à laquelle accède tout homme ou femme qui tombe ou défaille en plein jour. De Joë Bousquet, Henric écrit qu’il était « un homme doué du pouvoir d’entrer par ses blessures, par l’écriture, dans la chair des autres. » La blessure prend dans ce livre, qui marche parfois sur les traces de cet essai passionnant de Quignard Les désarçonnés, la forme d’une chute moins originelle que conjoncturelle. Comme la rencontre sur un trottoir ou une scène de théâtre d'une bouteille de whisky et de la plus grande fatigue. Et l’écrivain de citer ces amis écrivains ou artistes, reconnaissables à leurs initiales, qui d’Arthur Adamov à Jean-Pierre Léaud, en passant par Michel Houellebecq et Philippe Sollers, eurent à composer avec les lois de la pesanteur. Sans doute une des plus belles pages du livre concerne son ami Pierre Guyotat qui, à la suite de ceux ou de celles qui tombèrent dans le crime, la drogue ou la prostitution, chancela parfois dans les affres d’un profond coma qui donna paradoxalement son titre à l’un de ses livres les plus bouleversants. « Était-il un de ces gnostiques, écrit Henric, qui considéraient la création comme l’œuvre d’un Dieu mauvais et que pour la sauver, il fallait pratiquer le mal afin de le réduire, l’épuiser par le foutre répandu et le sang versé, par le meurtre, la prostitution, la sodomie ? »

   Nous y sommes. C’est d’un combat spirituel dont il est ici question. Non contre le mal, mais avec lui. « [...] en finir avec un présent qui ne porterait pas en lui sa propre disparition, pour un jeune homme qui cherche à interroger la mauvaise continuité de sa propre histoire, c’est opter pour l’enfer », écrit Henric. Opter pour l’enfer, c’est aussi et surtout opter pour la transgression, l’érotisme, le cul si l’on veut être plus clair. Cet érotisme dont Bataille écrivait qu’il était « l’approbation de la vie jusque dans la mort » ; approbation de la mort jusque dans ses blessures les plus intimes tout autant. « Peut-il y avoir transgression de l’acte charnel s’il n’est pas vécu comme un évènement spirituel » ?

   La Nuit folle fascine, et rebutera peut-être quelques lecteurs ou lectrices effarouchés – (quel malin plaisir me pousse à accorder au masculin pluriel un adjectif épithète liée du mot lectrices ?... pt’être ben l'diable !) – ; il fascine car il gravite autour d’un des mystères les plus sacrés qui soient : celui de la sodomie ou de l’enculage. Magnifiques pages ensorcelées où le narrateur nous fait assister à de sublimes scènes où de jeunes filles, disons pubères pour aller vit(e), rendent visite au « grand poète » et se prêtent, à l’image de Germaine alias Poisson d’or et surtout de Ginette, entre deux prises d’opium ou de cocaïne, à des cérémonies initiatiques intronisant au savoir suprême, celui du néant de l’être. En finir avec un présent qui ne porterait pas en lui sa propre disparition. Est-il d’autres expériences métaphysiques grâce auxquelles l’âme et le corps enfin réunis accomplissent ce saut dans l’inconnu et la connaissance à la fois, où l’on arrive, par l’entremise d’un doigt ou d’un godemiché, à faire jouir le néant ? « C’est alors qu’à côté de l’expression trou de balle, le mot âme lui vient. » Nous y sommes.

   L’absence de Dieu, n’est-ce pas cette sensation d’infini faite chair ? Son absence, mais tout aussi bien sa présence en chair. Mystères qui sont aussi ceux de l’incarnation ou de la transsubstantiation que l’auteur a arpentés dans ce superbe essai toujours bon à relire : La peinture et le mal. « Voilà qu’elle ne sait plus qu’elle est une chair, est-il dit à propos de Ginette, ou plutôt que sa chair est plongée par le doigt dans les ténèbres. Extinction de la lumière de Dieu, le diable a abaissé les manettes du court-circuit. » De son cul, il sera dit : « C’est l’âme faite lumière à travers les ténèbres ». Le Verbe incarné, en somme. Aussi n’est-il pas étonnant que le livre se conclue sur une relecture, éclairée à la lueur de ce flambeau projeté sur le néant sexuel - (et non comme le soutient de façon insistante Quignard sur sa nuit, car il s’agit bien plutôt d’une nuit en plein jour ; brûlante, éclatante) -, de La vie sexuelle de Catherine M dont Henric fait de sa narratrice une héroïne bernanosienne, guidée par un soleil de Satan lui ayant permis de traverser les cercles de l’enfer de la jouissance illimitée, c’est-à-dire du néant et de la mort.

   J’ai connu des confinements moins métaphysiques, plus éloignés de la vérité dans une âme et un corps. On aimerait conclure par cet aphorisme où la pensée athéologique d’un Bataille rejoint la sensation d’infini des plus grands mystiques : « Rien ne se vivra dans l’âme qui n’ait été vécu dans le corps. Et vice versa. » Ou les prospérités du vice et du Verbe réunis. Grandiose !

 

Jacques Henric, La Nuit folle, éditions du Seuil, Collection « Fiction & Cie »

Max Ernst, "Arbres solitaires et Conjugués", 1940

Max Ernst, "Arbres solitaires et Conjugués", 1940

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