Quoi de mieux qu’un essai pour tenter d’approcher l’œuvre protéiforme d’un auteur tel que Gombrowicz ? L’écrivain polonais (1904-1969), auteur de contes, de cinq romans, d’un journal et de trois pièces de théâtre, comme le rappelle en ouverture de Gombrowicz mentaliste, Georges Sebbag, brille tout d’abord par son caractère insaisissable. Irrécupérable, si vous voulez, extralucide et foncièrement seul contre tous. L’écrivain reste, quoiqu’on en dise, celui qui peut toujours en dernier recours se targuer de pouvoir faire un bond – en avant et parfois en arrière –, hors du rang des meurtriers. Celui qui quitta sa Pologne natale en 1939 pour s’exiler en Argentine sait justement de quoi il en retourne. La disparition programmée des Juifs d’Europe reste l’angle mort de toute son œuvre. Il y a chez lui, commente tout d’abord Sebbag dans les premières pages très inspirées de son essai, un tropisme surréaliste qui le voit fréquenter assidument les cafés, ces lieux où l’on prend plaisir « à expérimenter à tout hasard le contraire de chaque thèse », comme il l’écrit dans Souvenirs de Pologne. Nulle coquetterie ici, mais bien plutôt la perpétuation du geste accompli par Isidore Ducasse qui prit, avec ses Poésies, le contre-pied des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont. Ou comment retourner la dialectique hégélienne comme un gant.
Du Journal qu’il tient des années 1940 jusqu’à sa mort surnagent quatre rubriques « Santé, Finances, Littérature, Érotisme » permettant d’embrasser ici des années fastueuses, là des années plus sombres. N’est-il rien de plus synthétique ? « 1950 : pas terrible côté santé. / 1951 : érotisme freiné par les ennuis de santé et de dents. / 1952 : ennui, solitude grandissante, démoralisation, paresse et attente, attente ! / 1953 : prestige en hausse, attente. » La tentation du suicide n’est jamais loin chez celui dont le premier livre s’intitulait Mémoires du temps de l’immaturité. La mort n’est rien devant l’abâtardissement des temps modernes ayant érigé la jeunesse et la spontanéité en idéal indépassable, comme s’il fallait s’affranchir de toute autorité devenue synonyme de pesanteur. Ce théâtre du monde que décrit, avec ironie, Gombrowicz et qui reste encore notre horizon indépassable – « la vie comme théâtre, comme improvisation et méditation des conduites » –, voit les enfants se faire « cuculisés » par les adultes, les « Mûrs et les Verts (entendez les adultes et les éternels adolescents) [patauger] dans la même puérilité. » Là s’arrête sans doute le tropisme surréaliste d’un auteur qui, à l’instar d’un peintre expressionniste, s’évertue plutôt à débusquer les instincts de cruauté de l’enfant devenu adulte. Telle est l’un des enseignements de ce récit affolant que constitue La Pornographie, qui n’a sans doute de pornographique que le titre, tant le regard concupiscent seul qui est le propre de la plupart des protagonistes suffit à décrédibiliser toute revendication d’intelligence. « Plus c’est intelligent, plus c’est savant, plus c’est bête » soutient d’ailleurs Gombrowicz : plus ça se croit savant, plus c’est sauvage. Leçon toujours à méditer des noces sanglantes de la plus haute culture et de la barbarie génocidaire.
Qu’il s’agisse de roman ou d’essai, le « je » de l’écrivain peut toujours s’enorgueillir d’être « un autre » et d’embrasser les manifestations de la vie dans toutes leurs contradictions. Là où les surréalistes pensaient pouvoir les surmonter, Gombrowicz a l’intuition géniale de leur insoutenable coexistence : « Le sacré, la majesté, le pouvoir, la loi, la morale, l’amour, le ridicule, la bêtise, la sagesse, tout cela vient des hommes, comme le vin du raisin ». De cette intuition, Sebbag se fait fort de dégager une méthode gombrowiczienne reposant sur un principe d’association, à mi-chemin de l’association libre surréaliste et de la méthode paranoïaque-critique de Dalí. Moins une logique imaginative de l’image qu’une logique délirante de la raison elle-même. « Associer, écrit Sebbag, en allant où l’on va rarement : lier la virginité et la perversion, en raison même du caractère dévié de la relation en général (et de cette association en particulier).» Et d’ajouter quelques pages plus loin : « Peut-être que le cosmos, la société, l’individu ont besoin de délires associatifs, interprétatifs et critiques ; l’instrument approprié serait alors la raison errante : le langage ne permet-il pas d’appeler du même nom l’animal aboyant et une constellation ? »
Moderne, Gombrowicz l’est sans doute en raison de sa mise en question permanente de la « forme » : ni fixe, ni immuable, ni soumise à d’improbables variations. Une sorte de contingence en acte qui tente de naviguer entre les contraires : « Quand il mène son enquête sur la forme, écrit Sebbag, il est amené à interpréter plusieurs rôles à la fois. Témoin gênant, acteur embarrassé, il traque la formation et la déformation de la forme, sa génération et sa corruption. » Mentaliste, Gombrowicz l’est aussi par les intuitions qui sont les siennes, concernant notamment le nombre et la démographie. Au final, la réussite de cet essai réside aussi dans la révolution copernicienne perpétuée par l’auteur, à la suite de son modèle, consistant à dire « Je » puisque « l’objet ne peut être séparé du sujet qui le pense » ; une énonciation procédant à la manière de Montaigne, par des allers et retours permanents entre les temporalités, par sauts et gambades : exerçant en liberté, toujours peu prou surveillée, son jugement critique. Avec en ligne de mire, cette intuition géniale apparaissant dans le Journal de Gombrowicz : « [...] le péché est inversement proportionnel à la quantité de gens qui le commettent ». Vous ne voyez toujours pas ?
Georges Sebbag, Gombrowicz mentaliste, éditions Tinbad, Collection « Essai »