Un livre s’apprête à être mis au pilon. Il n’est pas le seul puisqu’il partage son sort avec quelques titres célèbres dont le destin ne se réduit désormais à n’être plus qu’une cote : ULS pour Ulysse de Joyce, COLPÉNI pour La Colonie pénitentiaire de Kafka ou PARMAUDI pour La part maudite de Georges Bataille. Il croupit dans une librairie marseillaise, dans l’attente d’être détruit. Sans doute ce sort attend-il de nombreux ouvrages en régime de surproduction capitaliste qui n’a d’égale que les différentes formes de censure qui peuvent continuer de s’abattre sur la littérature ? D’une censure à l’autre, pourrait-on penser tant de bonnes âmes éclairées commencent déjà à percevoir le gain écologique de telles destructions. Outre qu’il n’est autre que le narrateur du dernier roman de Mustapha Benfodil, Terminus Babel, ce livre a aussi la particularité de comporter deux titres et de se lire dans les deux sens : K’tab / Oraison pour une étoile sauvage. « Je m’appelle K’tab et je suis né dans la tête d’un écrivain dévasté avant d’atterrir dans cette bibliothèque dont l’alphabet minéral est constitué, comme je l’ai indiqué, de pierres insolites. Et maintenant me voilà déchu. Déchet. » Des bribes de ce livre se glissent dans les interstices de l’ouvrage et relatent le destin, encore en phase d’écriture, d’un couple algérois dont les prénoms évoluent au cours du récit. Certaines phrases, à l’image de La Colonie de Kader Attia, sont d’ailleurs barrées et invitent à une lecture critique toujours salutaire. Ne prenez jamais, lecteurs, pour argent comptant ce que l’on vous raconte ; méditez, contre-attaquez, avouez-vous vaincu s’il le faut ! La narration est donc trouée, incomplète, à l’image de la mémoire amnésique ou traumatique de l’écrivain dont la figure vient hanter les ratiocinations du livre/narrateur. Derrière ces jeux de mise en abyme et d’expérimentations textuelles auxquelles ne se risquent plus guère les romanciers contemporains, perce néanmoins l’attachement d’un auteur à sa ville, Alger, à sa famille (à sa femme artiste contemporaine et à leur fille), à son village d’origine, Relizane souvent évoqué. La figure d’un père – peut-être fictive, peut-être autobiographique ; qu’importe –, affleure dans des passages de toute beauté : « Mon père ce f’hal, ce chêne altier, conduisant avec calme, et moi sur ses genoux, chevauchant la Land Rover comme un étalon fougueux d’Abdel Kader. Papa dans son uniforme vert olive, ange sylvestre, ami des forêts ; papa en imposait, c’est clair, et juste avec son regard profond, perçant l’horizon, il m’ouvrait des routes sereines à travers des clairières étoilées comme des galaxies végétales. » Plus attendu, mais tout aussi convaincant, Terminus Babel propose une ode aux livres dans toute leur pluralité et à la lecture dans tous ses risques d’incompréhension ou de mésusage. Seule possibilité offerte à chacun de se construire un destin en dehors de toute forme de déterminisme, le livre est par essence l’anti-mektoub : « Si le mektoub, c’est ce-qui-a-déjà-été-écrit sur les tablettes du destin, la part de la nécessité, de l’inéluctable, ‘k’tab’, c’est ce que tu écris toi, semblait lui susurrer la voix du livre. C’est ton livre à toi, ta part de liberté, le renversement de l’ordre ancien, pour écrire ton récit à toi, ton récit grondant comme un soulèvement contre la fatalité. L’anti mektoub ». Rien d’étonnant à ce que la figure du poète Mahmoud Darwich traverse les pages de ce livre inclassable, comme une ode tout aussi vitale à l’esprit de résistance : « Mahmoud ton cœur qui ne battait plus que pour la scansion du pouls de la Palestine Ramallah ce matin-là avait la gueule d’un jour sans prophète tu étais le dernier des prophètes un prophète de gauche bien sûr et la justice te pleurait et tes funérailles se firent émeutes soulèvement lyrique insurrection des signes ». Insurrection des signes qui prend aussi dans Terminus Babel le visage d’un projet artistique mené tambour battant par un artiste contemporain qui, marchant sur les pas de Borges, envisage de réaliser une immense pièce constituée de 960 des livres destinés au pilon, pour les sauver de l’oubli et de la destruction qui s’avèrent être l’avers et le revers d’une même médaille. Une pièce éphémère et durable qui à l’image de la série « Haunted House » de Zineb Sedira, à laquelle Mustapha Benfodil rend hommage, témoigne pour l’éternité d’une survivance et d’une blessure. Algérie, mon amour.
Mustapha Benfodil, Terminus Babel, éditions Macula