Il est des livres potaches qui disent mieux que tout procès-verbal la vérité de ce monde. En matière de verdict portant sur la condition humaine, il faut avouer que l'oeuvre de Kafka reste indépassable, et paradoxalement le livre écrit à quatre mains par Lionel Fondeville et Christophe Esnault, Ma vie® est une start-up, s’il ne marche de toute façon pas sur ses plates-bandes, en conserve une inquiétante absurdité. Un titre presque racoleur, un sous-titre : « Pour un humanisme entrepreneurial » entouré de cœurs à l’ironie facile et une promesse dérisoire en guise de réclame pour attirer le chaland : « Un livre acheté : vingt autocollants offerts pour changer le monde ». Autocollants vintage que l’on retrouve d’ailleurs dans le corps d’une narration ouverte à tous les vents : « Je veux un slogan ! Révolutionnaire ou publicitaire. Je m’en fous », « Le plaisir est là, mais tu ne le vois plus ».
Le roman, écrit, relu et corrigé par deux auteurs ayant fondé un projet littéraire, musical et cinématographique atypique Le Manque, débute dans le milieu de l’édition dont un narrateur quelque peu roublard nous dévoile les ficelles et les accointances. On le sait, à l’heure du tout numérique, la qualité intrinsèque d’un livre n’est rien sans la médiatisation qui l’accompagne ou le cloue au piloris : « D’abord, je publie dans des maisons d’édition copines avec Augustin Trapenard, présentateur de l’émission littéraire La Grande librairie sur France 5. C’est le meilleur vendeur du pays, inutile de se montrer réservé au sujet d’un outil aussi performant. Trapenard, et Busnel ou Pivot avant lui, sont des cavistes qui savent dépoter par palettes entières ». La critique se meurt ? Direction les blogs littéraires dont l’auteur de ces lignes a l’outrecuidance parfois de croire qu’ils ont pour vertu de faire renaître la critique littéraire de ses cendres, alors qu’ils ne s’apparentent bien souvent qu’à des opérations commerciales qui ne disent pas leur nom : « Après, et seulement après, juste pour le plaisir, tu adresses mon livre à Fabien Ribery. Sur son blog L’Intervalle, on pourra lire un article profond et poétique le jour suivant réception. Foisonnant, sensible, érudit, Ribery est le meilleur chroniqueur de la planète ». Chronique, on vous dit : de critique littéraire, que nenni ! Prends-en de la graine, auteur de ces lignes de cocaïne publicitaire !
Notre narrateur s’y connaît en matière de coups fourrés et d’arnaques à la petite semaine. Il est un fraudeur patenté, et ce portrait de l’éditeur en voyou sans vergogne nous en dit plus sur ce qu’est la littérature que n’importe quel podcast ou émission littéraire de complaisance. Écrire : un art de la contrebande, une escroquerie à la bien-pensance, un détournement de tous les fonds accumulés par les familles et les stock-options. Dans son dernier roman poussif, Le Trésorier-payeur, Yannick Haenel approchait cette équivalence entre l’acte d’écrire et la dépense improductive, mais avec la main sur le cœur de la banque centrale et la tête dans les livres ; bref, sans humour ! Or, l’humour est la clé de ce roman qui se lit avec le même plaisir manifeste qu’il semble avoir été écrit et réécrit. Réclame, vous dis-je dont le livre d’ailleurs regorge dans une parodie irrésistible de brèves journalistiques : « Ma vie est une start-up est répugnant ! – Les Échos », « Encore un suicidé de la société en pâte à modeler – Marianne » ou « Ignominie Stalinienne par un Fouille-merde – Valeurs actuelles ».
Dans cette traversée de la mesquinerie mercantile, le narrateur croise deux autres personnages bien trempés : Fabio, un SDF, écrivain à ses heures perdues, et une jeune femme prénommée Jenny dont il pourrait être amoureux. Fabio est sans doute le personnage central du livre dont on se demande s’il n’est pas une figure réévaluée de l’auteur. À travers son regard perce la satire d’un monde gouverné par les lois du marché, par un souci de rentabilité et de productivité ayant dénaturé les relations amoureuses elles-mêmes. Cette extension du domaine de la lutte avait déjà été diagnostiquée par Houellebecq dont l’ombre plane souvent sur le roman, l’humour en moins, encore une fois ! « Fabio l’affirme : le travail va bientôt disparaître. Il se voit en avant-gardiste. J’aime le contredire pour le plaisir de la conversation. Le prolétariat ne disparaît pas, il se déplace. Je prétends qu’Amazon a été créé pour donner un nouveau territoire aux petits-enfants des forçats de Renault Billancourt et General Motors. Sans la moindre rébellion. Ou si peu. Après avoir concerné les machines, puis les corps des travailleurs, l’automatisation a désormais pris le contrôle des esprits. » Seul un dieu de l’humour, lointaine réincarnation de Laurence Sterne, vous sauvera ; hypocrites lecteurs !
Soudain, un bloc d’abîme ! Sade ? Non, Jules Michelet ou Michel Pastoureau. Sans crier gare, le roman se transforme en un brûlot politique qui couvait sous la cendre. Fabio remet au narrateur quelques feuillets d’un texte relatant la révolte des Maillotins au XIVe siècle, sous le règne de Charles VI. Une révolte contre un des premiers impôts confiscatoires imposé au peuple de France. Entrecoupés de bannières publicitaires dérisoires, ces feuillets redonnent non seulement vie à un évènement qui porte en germe les prémices de ce que sera la Révolution de 1789, mais ils rétablissent, sous l’égide d’une épigraphe empruntée à Bakounine – « La volupté de détruire est en même temps une volupté créatrice ! » –, une filiation entre les Maillotins, les « casseurs » et autres Gilets jaunes cantonnés à l’expression d’une violence irrécupérable : « La plus terrible conséquence de ces évènements sera sans doute l’apparition dans les esprits de la notion de ‘classes dangereuses’, qui va se décliner à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui. Les Lustrucru, les Canuts, les Communards, les Algériens massacrés le 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata (sur leurs pancartes : ‘Nous voulons être vos égaux’ et ‘À bas le colonialisme’...), ceux de Charonne en 62 (jetés à la Seine eux aussi...), de mai 68, les Gilets jaunes... À chaque fois, la propagande fait rage pour masquer et caricaturer les revendications des opprimés. » Au final, le narrateur sera rattrapé par la justice de classe. Le lecteur sera lui sommé de choisir entre le silence ou la révolte.
Lionel Fondeville & Christophe Esnault, Ma vie® est une start-up, éditions Tinbad