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Blog littéraire.


Baudrillard Spirit

Publié par olivier rachet sur 22 Décembre 2024, 15:09pm

Partons d'un constat simple. La pensée de l'auteur de De la séduction continue toujours de séduire car elle offre des clés d'interprétation du monde dont elle nous éloigne aussi paradoxalement. Elle séduit, pour ne pas dire qu'elle fascine comme son auteur fut fasciné par la "non-guerre" du Golfe ou l'attentat du World Trade Center, pour sa capacité à nous détourner à la fois de nos certitudes, mais aussi des concepts qu'elle aura su élaborer et dont elle n'aura eu de cesse de se détourner. Le diable critique, probablement...

C'est fort de cette attraction doublée d'une distance critique toujours en éveil que Ludovic Leonelli publie, aux éditions Beaux-Arts de Paris, l'essai Baudrillard Spirit, qui n'est pas dénué parfois d'un humour potache réjouissant, comme en témoigne la saynète finale confrontant, dans un tribunal de la rationalité vacillante, Baudrillard à un Grand Inquisiteur qui s'avance masqué. Loin de tout exercice stérile d'admiration, il s'agit ici d'observer, de disséquer les intuitions du philosophe, d'en percevoir les fulgurances, mais aussi les impasses. Il est une actualité, et sans doute une inactualité, de Baudrillard en ce que le monde lui-même serait devenu "baudrillardien". Les processus de déréalisation, aussi bien des rapports sociaux, amoureux, professionnels et économiques, sont devenus notre pain quotidien et ce ne sont pas les effets induits par l'I.A, que Baudrillard n'aura pas connus, qui nous démentiront :

« Ainsi les I.A. évacuent le principe de causalité - pourtant l'un des principes majeurs de la pensée humaine. Car une I.A. n'a pas besoin de faire des liens causals, elle se contente de corrélations. Avec sa quantité phénoménale de données et sa puissance de calcul, il ne lui est pas nécessaire de suivre des règles préétablies. Elle n'a pas besoin de remonter à des lois générales ou à des principes physiques ou mathématiques. (...) On pense toujours l'I.A. en termes de "plus", de sur-capacité, alors que sa puissance réside peut-être dans sa capacité à se délester de tout raisonnement. L'I.A. ne raisonne pas, elle applique. »

Ludovic Leonelli resitue tout d'abord la pensée de Baudrillard dans le sillage des pensées ou des théories critiques du soupçon ayant traversé le XXe siècle, à commencer par la psychanalyse ou le situationnisme. Ses concepts de simulation, de simulacre ou de Réalité Intégrale se comprennent si on les met en perspective avec la pensée de Debord sur le "spectacle" et une théorie critique du signe à laquelle Baudrillard commença par souscrire dans ses premiers ouvrages (Le Système des objets, La consommation des signes ; La Société de consommation ou L’Échange symbolique et la mort).

L'univers désenchanté du politique, continuant d'imploser sous nos yeux, témoigne de l'importance de ce concept de simulation compris, sur un plan géopolitique, comme un jeu de postures que peuvent symboliser la politique de dissuasion nucléaire à partir de laquelle s'est édifié un "ordre mondial" (symbolique), la dialectique de rapports de force idéologiques opposant jadis l'Est et l'Ouest, et désormais un Nord symboliquement assimilé à la figure de l'oppresseur face à un Sud global victimaire. Autant d'affrontements fantasmés et imaginaires (c'est-à-dire non fictifs, en ce sens qu'ils structurent nos imaginaires et en délimitent les contours, nous empêchant bien souvent de penser ce qui est à l'œuvre dans ce que Baudrillard désignait par le terme d'événement, à savoir ce qui vient faire vaciller notre perception d'un monde toujours plus anarchique et chaotique que notre rationalité veut bien le concevoir), dont la principale raison d'être est de renverser son ennemi imaginaire, toujours plus ou moins un signifiant à abattre dans l'énonciation de sa mise à mort symbolique ; appelez cela l'Occident ou l'homme blanc, si cela vous fait jouir !

« La Simulation correspond à un ordre biologique (le clonage), nucléaire (la dissuasion), informatique et cybernétique, un ordre de réseaux et de circularité, qui ne se contente pas de dupliquer le réel, mais qui le crée. »

Pour approcher l'idée de "simulacre", regardons avec Leonelli l'univers d'une sexualité désormais beaucoup plus transformatrice que (ré)créatrice, arrimée au principe carcéral de l'identité dont l'auteur montre, avec brio, qu'il s'oppose à la notion même de liberté :

« Il ne peut y avoir de liberté si l'on coïncide totalement avec ce que l'on est. Rabattre quelqu'un sur ce qu'il est est obscène. C'est la base de la discrimination : "Toi qui es homo, tu penses que...", "Comme tu es black , c'est évident que...". Se rapprocher de soi est une folie. À l'inverse, dit-il, il faut s'abandonner au principe d'étrangeté à soi-même et au monde. Bref, il faut se déserter. »

Le simulacre n'est plus seulement celui de la marchandise, dont Marx a pu montrer qu'il ne survivait que d'être fétichisé, mais il est ce qui déréalise l'ensemble des rapports, aussi bien amoureux, sexuels que sociaux, car réduits à la seule appréciation d'un sujet, toujours plus ou moins victimaire. Là où dans un rapport de séduction (on aimerait s'entendre dire à l'ancienne) réside toujours une part de jeu et d'oscillation, comme en témoignaient en leur temps les tableaux de Watteau ou de Fragonard, ou comme en témoigne désormais par l'absurde une théorie érigeant l'individualisme en preuve irréfutable du lien amoureux sous le nom d'un "consentement" qui brillerait par son caractère unilatéral, alors qu'en la matière la réciprocité serait plutôt de mise :

« La société exige un consentement déterminable, appréciable, mesurable, quantifiable. Ce qui présuppose une vision bien simple, pour ne pas dire simpliste, du désir qui irait de A à B. C'est alors faire fi de la théorie mimétique de René Girard, selon lequel il existe toujours un médiateur. C'est également oublier que la psychanalyse voit le consentement comme l'expression d'un désir qui, comme tout désir, est en relation avec le refoulement et l'inconscient, et est donc forcément ambigu. Loin d'être la décision d'un seul, le consentement est le résultat d'une rencontre, d'un accord scellé entre deux individus. Il se trouve dans un entre-deux : comment ne peut-il pas osciller ? »

Il faut relire aussi les critiques acerbes que Baudrillard adresse à l'encontre de l'art contemporain et de façon plus générale à l'ère de la contrefaçon qu'il fait remonter à la période de la Contre-Réforme et du baroque. Dans le souci qui était celui de l'Église de rehausser le prestige d'un catholicisme dévoyé par les effets de la Réforme protestante, le goût immodéré de l'artifice et du simulacre inaugure un âge d'or esthétique dont nos artistes dits contemporains se rapprochent parfois, dans leur penchant pour la démesure et le faux sans réplique :

« Le stuc exorcise l'invraisemblable confusion des matières en une substance nouvelle, sorte d'équivalent de toutes les autres. On retrouve ici, comme chez les Jésuites, l'ambition démiurgique d'exorciser la substance naturelle des choses pour y substituer une substance de synthèse. Et (Baudrillard) ajoute : "Toute la technologie, toute la technocratie sont déjà là : présomption d'une contrefaçon idéale du monde, qui s'exprime dans l'invention d'une substance universelle, et d'une combinatoire universelle des substances." »

« L'art est devenu iconoclaste, affirmait Baudrillard dans une conférence donnée au Centre Pompidou en 1990. L'iconoclasme moderne ne consiste plus à briser les images, mais à fabriquer des images, une profusion d'images où il n'y a rien à voir. Ce sont des images qui ne laissent pas de traces. Elles sont sans conséquences esthétiques à proprement parler. »

Quant au concept de Réalité Intégrale, sans doute le plus opérant aujourd'hui, il permet à Baudrillard, et par ricochets à Leonelli de scruter les processus par lesquels le domaine désormais sans limite du virtuel prend possession, au sens quasi chamanique du terme, du lien ténu qui relie les existences les unes aux autres :

« La Réalité Intégrale, c'est la "réalité de la réalité simulée", selon la formule de Jean-François Mattéi, c'est-à-dire la modélisation idéale qui prend la place de la réalité. »

Loin de s'apparenter à un bréviaire, Baudrillard Spirit explore les paradoxes d'une pensée qui se nourrit d'un principe de réversibilité toujours à l'œuvre, mais surtout d'un esprit de "mécréance" à l'égard du réel des plus salutaires :

« Sa mécréance ne s'attache pas à Dieu, mais à une divinité plus contemporaine et tout aussi sourcilleuse : le réel. Le réel c'est-à-dire la réalité anamorphosée par ses représentations théoriques, critiques ou esthétiques. En mécréant malicieux, il ne dit pas "le réel n'existe pas", mais "le réel existe peut-être, mais je n'y crois pas".

«Quand on dit la réalité a disparu, précise Baudrillard, ce n'est pas qu'elle a disparu physiquement, c'est qu'elle a disparu métaphysiquement. La réalité continue d'exister - c'est son principe qui est mort. »

Et Leonelli de citer ces civilisations, aussi bien amérindiennes ou soudanaises, qui ont pu fonctionner « en ignorant les idées de 'logique', de 'représentation du monde' et même de 'réalité'. »

« Nous sommes à l'ère du passage à l'acte, de la réalisation des fantasmes. C'est cela la Réalité Intégrale, ce qui met fin à la fois à la réalité et à l'illusion. (...) Rapporté aux objets, cela signifie l'hégémonie de la marque incarnée dans le logo. (...) Quant au temps de la Réalité Intégrale, ce n'est ni le présent et encore moins le passé ou le futur mais l'actuel - soit un présent filtré par le tamis de l'information. »

« Face à cette réalité intégrale, conclut magistralement Leonelli, nous n'avons plus de position critique, nous décodons. »

Ludovic Leonelli, Baudrillard Spirit, éditions Beaux-Arts de Paris

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