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Blog littéraire.


L'enfance du roman

Publié par olivier rachet sur 23 Février 2025, 14:41pm

Seuls peut-être les enfants dans leurs jeux ou les romanciers disposent de cette faculté consistant à donner vie à des personnages qui n’existent pas ou plus ? Se raconter une histoire, n’est-ce pas toujours convoquer des spectres, les créer ou les recréer ? « On croit créer tandis que l’on copie ou que l’on cite ». Le dernier roman de Philippe Forest, Et personne ne sait, creuse ces questionnements en mettant en scène un peintre américain du début du siècle précédent dont la rencontre avec une petite fille dans un parc va relancer le travail. Il est surtout question d’un roman et d’un film consacré à cet artiste, Eben Adams, qui semblent se dérouler et s’écrire sous les yeux du lecteur et qui racontent, en filigrane, le récit que nous lisons. Une histoire « d’avant le temps et que répète le temps. Peut-être s’agit-il là d’une illusion. Peut-être ce temps d’avant le temps et que le temps répète n’a-t-il jamais existé ailleurs ou autrement que dans l’esprit de celui qui s’en souvient et qui l’a oublié, qui se souvient juste qu’il l’a oublié. Le présent invente le passé, il l’invente afin qu’il advienne, afin qu’il advienne dans le présent seul où ce passé possède sa place. »

Le dispositif narratif que met en place Forest ne relève pas tout à fait de la mise en abyme ni de la mise en scène : il oscille bien plutôt entre les deux, entre la réalité d’un temps disparu et le rêve d’un temps retrouvé, entre un réel générant ses propres fictions et une fiction retrouvant la face cachée du visible ou du réel. Au centre du roman se trouve l’un des tableaux du peintre représentant la petite fille rencontrée dans un parc, et cette œuvre semble ici valoir pour toutes les œuvres d’art : « Dans un tableau comme dans un roman, il y a toujours un détail auquel tout le reste se rapporte, qui ne doit son existence qu’à la fable qui l’entoure mais qui, au sein même de cette fable, fait discrètement resplendir cette petite clarté sans laquelle nulle fiction ne vaut et qui, malgré tout, dans le noir de la nuit, vient se poser sur ce qui fut la vérité de sa vie. »

Ce tableau en convoque d’autres, présents ou non au Metropolitan Museum of Art de New York où il se trouve et que hante de son côté le narrateur : celui d’Ambrose Andrews, The Children of Nathan Starr, dans lequel une petite fille en robe blanche se tient à droite de l’image, faisant face à deux petits garçons en costume noir, celui de John Singer Sargent, Portrait de Madame X, représentant le portrait d’une femme revêtue d’une robe de soirée noire, ceux encore de Titien ou de Hopper. Forest, qui a consacré plusieurs textes à la peinture, n’écrit pas à proprement parler sur la peinture, mais il en raconte le rêve éveillé ; « cette vérité à laquelle il faut les ombres, les fantômes et les fables que l’on fabrique en plein jour afin d’y faire briller un peu de cette nuit qui dit le peu que nous saurons jamais de la vie ». De ce rêve éveillé surnagent quelques couleurs : le jaune ou le blond « de tout ce qui est bon, de tout ce qui est beau, de tout ce qui fait du bien, ce blond qui se mêle à toutes les couleurs puisqu’il est au fond la clarté que la lumière allume et avive en chacune lorsque le soleil se lève ou lorsqu’il se couche, oblique ou vertical, et quelle que soit la place qu’entre le matin et le soir il occupe au-dessus de soi », mais aussi le vert lequel de son côté aurait traversé le néant de toutes les autres couleurs réunies : « La phosphorescence morne au fond de l’aquarium où flottent les créatures inquiétantes qui, habituées des profondeurs, n’ont jamais vu du soleil, par en dessous, que les reflets qu’il forme à la surface. Le vert de la veilleuse qui luit au fond de la cave et qui projette ses ombres aux apparences de spectres sur les parois à la pierre perpétuellement humide. Le vert de la mousse malade qui mange le tronc des arbres, [...] le vert de la chair lorsque sur les cadavres elle prend l’allure du marbre, le vert de l’asphyxie et celui de la noyade ». Rarement n’aura été approchée aussi précisément une physique des couleurs dont la peinture se fait l’écho. Le roman, de même, relate un double mouvement d’élévation vers la lumière du temps retrouvé et de descente dans les enfers du souvenir ; dialectique qui est sans doute celle de toute œuvre d’art dont Forest donne une définition magnifique : « Ce qui a été rêvé par un autre, chacun le rêve à son tour et c’est ce second rêve qui rend sa réalité au premier ».

Tout l’art de Forest, depuis L’enfant éternel, n’est-il pas de contourner les mirages de l’écriture autobiographique pour relancer les dés d’une écriture romanesque novatrice, et à sa façon expérimentale, oscillant entre les affres de la mémoire involontaire et les rivages d’un anéantissement, fort heureusement résistible ? Le romancier regrette de ne pas avoir écrit une histoire parfaite, de n’approcher que laborieusement le genre du conte merveilleux, mais son dernier récit réussit pourtant le prodige de transformer cet ensommeillement de la vie propre à l’hiver en une fable intemporelle dévoilant la puissance d’avenir que comporte toute œuvre d’art : « L’hiver revient. Il est la saison de l’enfance. Aussi. Autant que celle avec laquelle, enfin, s’ensommeille la vie, le temps sur lui-même, dont les deux extrémités se touchent » ; comme le passé retrouvant glorieusement le présent éternel.

 

Philippe Forest, Et personne ne sait, éditions Gallimard

John Singer Sargent, "Portrait de Madame X", huile sur toile, 1883-1884, The Metropolitan Museum of Art

John Singer Sargent, "Portrait de Madame X", huile sur toile, 1883-1884, The Metropolitan Museum of Art

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