Je connais de nombreux lecteurs horripilés par Christine Angot. Les reproches d’imposture vont souvent bon train. Or, ces reproches, Angot ne cesse de se les adresser à elle-même ; ou pour le moins n’esquive-t-elle pas la crise qui s’empare du sujet Angot lorsqu’elle écrit ou parle d’écriture : ce qui revient souvent au même. Là où d’aucuns perçoivent une forme de solipsisme confinant au narcissisme, j’ai toujours perçu une sorte de continuation de la cure psychanalytique, mais par d’autres moyens. Un art de la guerre, en somme.
C’est cet art de la guerre qui semble en apparence triompher dans le dernier livre de l’auteur : La Nuit sur commande, publié dans la Collection « Ma nuit au musée ». Angot choisit de se rendre pour l’occasion, en compagnie de sa fille Léonore, à la Bourse de Commerce, puis de quitter les lieux, dès une heure du matin. Cette radicalité est analogue à l’acte d’écrire, qui aurait pu tout aussi bien prendre le visage d’une mort à soi : de l’auteur ou de la femme. Il y a fort à parier que les deux instances se retrouvent dans cette anecdote intime que lui relate l’artiste Jean-Michel Othoniel au sujet de l’un de ses amants : « Je suis tombé amoureux d’un garçon qui était prêtre et qui était au séminaire. J’y suis allé avec lui, pour voir. Huit jours après, je me suis tiré. La prière, la chasteté... Je pouvais pas. Il est resté. Puis il est parti. Pour me rejoindre. Sur la route, il s’est arrêté. Il est sorti de sa voiture et il s’est jeté sous un train. Voilà. Ça, c’est ce qui fait que ma vie se radicalise. À partir de là, soit je me flingue, soit je vais au maximum de ce que je peux faire ». Angot écrit.
Dans ce récit captivant, elle revient tout d’abord sur ses années d’adolescence et ses années parisiennes : sa fréquentation de quelques musées d’art, ses amitiés avec Sophie Calle, Catherine Millet et Jacques Henric. Sur ses œuvres de prédilection : Les hasards heureux de l’escarpolette de Fragonard, Les Souliers de Van Gogh et Sainte-Thérèse du Bernin à Rome, à laquelle elle s’identifie volontiers :
« Un ange à sa gauche dirige une flèche vers elle. C’est la flèche par laquelle elle reçoit la révélation divine. Tout le corps est en torsion des épaules aux chevilles, les pieds crispés, les paupières mi-closes, le regard qui part vers l’intérieur, et elle sourit. [...] Et moi... Je m’identifiais à elle. »
Mais ce qui occupe Angot dans ce récit, et reste absolument central, est la question du pouvoir et de la domination. Quel fil ténu permet par exemple de distinguer l’artiste proposant ses obsessions, à l’image de Claude Lévêque auquel s’intéresse sa fille encore adolescente, et l’homme qui impose son désir ? En optant pour la Bourse de Commerce, elle choisit un lieu de pouvoir comme en témoigne cet échange avec Othoniel :
« — C’est la puissance. Il y a une forme d’attraction-répulsion. C’est un lieu de pouvoir. Dans leurs expos tout est là pour te rassurer sur le pouvoir.
— Quel pouvoir ?
— Le leur, déjà. Avec des curators qui sont des espèces de tueurs, inattaquables, dans une vision non bourgeoise de l’art. Ils sont au-dessus. Ils ont l’ambition, je pense, de faire l’histoire de l’art ».
Dès lors, répondre à une telle commande éditoriale revient pour Angot à se soumettre à la Loi, c’est-à-dire au père incestueux : « Le mot Nuit a provoqué Commande et après je ne pouvais plus changer ». L’inceste ou la Loi est ce à quoi il faut essayer de désobéir ou de tenir tête. Une autre anecdote résume à elle seule cette faculté de subversion que je continue de trouver dans l’écriture romanesque de Angot. Le désintérêt que semble trouver Pinault face à l’œuvre d’Othoniel dont se fait l’écho la responsable de communication de la Bourse de Commerce : « Monsieur Pinault n’est pas touché. Ça ne lui fait rien », lui rappelle un souvenir associé à l’amant qui est au centre du roman Rendez-vous où se devine une guerre des sexes qu’à défaut de décimer, une femme écrivain peut désormais aussi regarder en face sans en être pétrifiée :
« J’étais dos à la rue, sur une chaise. J’avais dû parler de l’espoir de le retrouver. Le temps qu’il estimait nécessaire. S’il en ressentait le besoin, le désir... / Il avait baissé la tête vers l’assise de la banquette, et regardé son pantalon au niveau de l’entrejambe, en disant :
— Je ne sens rien. / Il m’avait fallu quelques secondes avant de comprendre qu’il était en train de me dire qu’il ne bandait pas, que c’était une réalité physique, son droit le plus strict et son privilège ».
Ce n’est plus le regard de la Gorgone qui pétrifie celui qui le croise, mais de façon métonymique, les serpents phalliques lui faisant office de chevelure devant lesquels le regard de l’écrivain peut aussi décider de ne plus trembler. Retrouver la singularité de son désir, tel est ce à quoi aspire Angot, plus libre que jamais !
Christine Angot, La Nuit sur commande, éditions Stock, Collection « Ma nuit au musée »