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Blog littéraire.


Ce que baiser veut dire

Publié par olivier rachet sur 17 Avril 2021, 11:55am

    Un roman féministe ne peut être que sauvage, animal. En rut. J’imagine qu’il en irait de même pour un roman masculiniste, à venir. À moins que ce dernier n’existât déjà sous la plume de Burroughs auquel le roman de Kathy Acker, Sang et Stupre au lycée [Blood and Guts in High School], achevé d’être rédigé en 1978 et publié en 1984, fait souvent penser. Aux antipodes donc du ressentiment vindicatif qui anime aujourd’hui certaines adeptes de l’égalité à tout prix, soit d’une forme militante et tyrannique de la rivalité mimétique. Kathy Acker n’est certainement pas de ces écrivains revanchards. Son roman que rééditent aujourd’hui les éditions Laurence Viallet, dans une traduction de Claro, a l’impérieuse nécessité – autant dire la beauté sulfureuse – d’une chienne en chaleur. Oreilles sensibles, s’abstenir ! La narratrice et protagoniste, Janey Smith, a une dizaine d’années et vit, au début du récit, au Mexique avec son père qu’elle aime à la folie. Ces deux êtres-là se baisent entre eux, et l’on mesure comment la forme pronominale du français permet d’éclairer la phrase si souvent citée de Lacan, mais rarement commentée, selon laquelle il n’y aurait pas de rapport sexuel. L’incipit du roman, qui développe par la suite le thème complémentaire de la prostitution, ne dit pas autre chose que cette dissymétrie à la source même du malentendu entre les sexes et, disons-le, entre les genres !

N’ayant jamais su ce qu’était une mère, la sienne était morte lorsqu’elle avait un an, Janey dépendait de son père en toutes choses et le considérait comme un petit ami, un frère, une sœur, des revenus, une distraction, et un père.

Un père, c’est-à-dire un homme ; la substitution est éclairante.

   Janey Smith est envoyée à New York, vit de petits boulots, se fait agresser et finira par rencontrer un esclavagiste persan qui cherchera à la prostituer. Du père au proxénète, il n’y a qu’une feuille de papier à cigarette, comme le suggère le personnage d’Hester empruntée au roman de Hawthorne, La Lettre écarlate, auquel Janey consacre une fiche de lecture :

Ces hommes très importants décident qu’il est de leur devoir d’arracher la mère à son enfant. Ils veulent garder l’enfant pour pouvoir la dresser à sucer leurs bites. C’est ce qu’on appelle l’éducation.

Quant à la raison d’être de la prostitution, on en découvre le principe lorsque la protagoniste se retrouve, en fin de roman, dans un bordel d’Alexandrie, en compagnie de Jean Genet rencontré à Tanger :

À Alexandrie, les femmes sont dévoyées et celles-ci sont les plus dévoyées de toutes. Pour elles il n’y a pas de lutte des classes, pas de mouvements de gauche, pas de terreur de droite parce que tous les hommes sont des fascistes. Tous les hommes possèdent tout l’argent. Un homme est un tas d’or ambulant. [...]

Les femmes ne sont pas juste des esclaves. Elles sont ce que les hommes veulent qu’elles soient. Elles sont faites, créées par les hommes.

C’est assez clair. Que fait Janey Smith ? Elle apprend à écrire le persan et à composer des phrases plus ou moins poétiques dans la langue de ces poètes lyriques ayant chanté, jadis, le vin et les amours homosexuelles. La loi, c’est-à-dire le patriarcat, nous dit entre les lignes l’auteure, est profondément homosexuelle et se nourrit de la négation même de la différenciation sexuelle. Demandez-vous ce que baiser veut dire et vous accomplirez des progrès extraordinaires dans la compréhension du politique. Janey Smith multiplie aussi les avortements et autres curetages clandestins car tel est le prix à payer pour que les bites des hommes soient bien gardées. Combien il est rassurant, n’est-ce pas, d’enclore le désir ! Les mots d’amour sont du foin que l’on donne à ruminer aux mammifères que nous sommes toujours. L’infini mis à la portée des caniches, écrivait Céline dans son Voyage au bout de la nuit auquel la romancière rend hommage en fin de livre. Kathy Acker acquiesce. Janey Smith rédige donc aussi une longue fiche de lecture concernant le roman de Hawthorne qu’il est possible de lire comme un virulent pamphlet anti-puritain.

Nous vivons tous en prison. La plupart d’entre nous ignorent qu’ils vivent en prison.

Où l’on se demande alors s’il n’existerait pas au final deux formes complémentaires de puritanisme : l’un bien balisé, le puritanisme conservateur décrit par l’auteur de La Lettre écarlate ; un autre, qui nous serait peut-être plus contemporain, progressiste et libertaire. S’autorisant de toutes les ruses rhétoriques et autres subterfuges linguistiques que seule la littérature peut être à même de subvertir. Écoutons le père de la protagoniste :

Mon père m’expliqua, le lendemain du jour où il essaya de me violer, que la sécurité est la chose la plus importante au monde. Je lui dis que le sexe est la chose la plus importante au monde et je lui demandai pourquoi il ne baisait pas avec ma mère. Dans la société de Hawthorne et dans notre société matérialiste, l’objectif principal est d’amasser de l’argent parce que l’argent donne le pouvoir d’arrêter le changement, de faire mourir l’univers ; aussi, dans la société matérialiste, tout est le contraire de ce que c’est vraiment. Le bien est mal. Le crime est le seul comportement possible.

Bien étrangement, ce roman publié en 1984 – date visionnaire s’il en est – éclaire d’une obscure clarté le stupre auquel beaucoup de bonnes consciences scrupuleuses rechignent aujourd’hui à être associées. N’est-il pas phrase plus scandaleuse que d’affirmer : Je suis une pute. Une salope. Un chien vicieux ? Que nous reste-t-il donc à accomplir – hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère –, si ce n’est « sortir de prison, pour être libres » !

   Avant de se clore en apothéose à Alexandrie, ce roman décapant d’une auteure que Burroughs définissait comme « une Colette postmoderne », fait un détour par Tanger où la narratrice rencontre Genet qui la prend sous son aile. Alors que l’auteur des Paravents regrette le trop-plein de morale, Janey écrit des choses surprenantes concernant les liens incestueux entre la santé et le terrorisme. Oui, vous lisez bien : alors que les hommes asservissent les femmes, que les prêtres de pacotille travaillent au salut de nos âmes, les terroristes eux s’occupent d’hygiène. On croit rêver :

Le terrorisme c’est le chemin de la santé. La santé, c’est le désir de l’infini et la mort             de toutes variantes. La santé c’est pas la stase. Ce n’est pas la répression du désir ou la mort. C’est : pas de liens. Le seul désir de tout terroriste est PAS DE LIENS même si les terroristes ne désirent pas. Leurs passions enflammées et bondissantes sont infinies,      mais elles ne sont pas eux.

Pas de liens.
Pour ces raisons, le terrorisme et la santé sont inséparablement liés.

   Si la littérature est cette maladie qui nous apprend à retrouver la liberté, je veux bien continuer de lire.

Kathy Acker, Sang et Stupre au lycée, traduit de l’anglais par Claro, éditions Laurence Viallet

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