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Blog littéraire.


La guerre dans les têtes

Publié par olivier rachet sur 7 Février 2023, 10:23am

   Si Les derniers jours de René Girard de Benoît Chantre est un tombeau, alors c’est un tombeau vide comme celui que découvrirent les disciples de Jésus après sa crucifixion. Vide comme notre monde d’ultra-violence narcissique, mais porteur d’une promesse de résurrection des corps dont on se demande si elle peut être encore comprise à l’heure de l’arraisonnement algorithmique de l’humain. Chantre est un ami de longue date de l’auteur de La Violence et le Sacré, qui disparut en 2015, quelques jours avant les attentats parisiens du 13 novembre. Leurs entretiens autour de Clausewitz (Achever Clausewitz) dans lesquels apparaissent les notions toujours visionnaires de « montée aux extrêmes », de « rivalité mimétique », expliquent non seulement l’exacerbation des conflits au niveau géopolitique, mais surtout dans chacun de nous. La guerre, et Picasso en peinture l’a montré mieux que quiconque, s’immisce jusque dans les têtes et la chambre à coucher. Dont acte. À l’annonce de la disparition de Girard, Chantre se rend, en compagnie de sa compagne, en Californie où séjournait l’auteur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Loin d’être un simple hommage posthume, le télescopage entre deux évènements en apparence éloignés l’un de l’autre – la disparition d’un ami, des attentats terroristes –, est l’occasion d’approfondir, en son cœur, la pensée de Girard axée sur un dispositif triangulaire du désir et sur l’origine sacrificielle de la violence. Lointain écho du péché originel sans doute qui s’éclaire à travers une relecture de L’Enfer de Dante : « Le sacré violent est un refus d’entendre la parole, écrit Chantre. C’est un littéralisme. Ugolino (noble italien du XIIIème siècle condamné à mourir de faim après avoir dévoré ses enfants) n’a pas compris la prière de ses enfants. Il n’a pas compris non plus son propre rêve. Il se croyait chassé par une meute. Il était le loup chassant le sens. Ugolino ne ressuscitera pas au paradis. La ‘nouvelle Thèbes’ qu’est la cité de Pise penche comme sa tour, elle s’effondre. Aucun contrat n’y est possible. Chacun n’agit que pour sa propre survie, et c’est cela l’enfer. » Ou ailleurs : « Le triangle du désir indique une chute dans la vanité. Il est un arrêt sur image, une coupe pratiquée dans le mouvement des relations. »

   Dans notre quête éperdue d’un idéal de civilisation inaccessible, de valeurs qui furent un temps aristocratiques et se noient aujourd’hui dans l’égalitarisme belliqueux des conditions, ne serions-nous pas semblables à ce Chevalier à la Triste Figure qu’affectionnait tant Girard ? « Le Chevalier à la Triste Figure, écrit Chantre, porte aujourd’hui une cagoule noire et recharge une kalachnikov. Le nihilisme, cette parodie des héroïsmes perdus, entame sa dernière course. Nous sommes au fond de la fosse, avant le dernier cercle. [...] Nous sommes de plus en plus possédés par les autres. La haine éclate alors et se répand comme une traînée de poudre. [...] le terroriste est peut-être le contre-modèle qui nous manquait, le signe eschatologique d’une autodestruction des héroïsmes modernes, ces ascèses furieuses incapables de se hausser à la hauteur du sacrifice chrétien. » Car René Girard resta, et restera, incompris, en raison d’une foi chrétienne incompatible avec l’hédonisme creux des temps modernes et l’esprit dérisoire de déconstruction qui nous revient en pleine figure comme une bouffonnerie ou un boomerang nihiliste. « Avec ténacité et entêtement, poursuit Chantre, René Girard repéra un drame unique dans toute la littérature occidentale. Et il le découvrit chrétien. Incarnation, résurrection, ascension. Les Évangiles sont la matrice de tous les livres, la basse continue audible derrière tous les grands textes. » Ce drame de la conscience réflexive est la matrice de toute comédie humaine, c’est-à-dire aujourd’hui d’un spectaculaire désintégré dont les promesses fallacieuses de l’intelligence artificielle – qui n’est autre qu’une ignorance de la machine face à cette incomplétude appelée homme –, seraient aujourd’hui le nom. S’il fallait « achever Clausewitz », comment en finir désormais avec ce qui cherche à en découdre avec l’humaine condition ? « Nous ne pouvons plus rien fonder sur la violence. Nous sommes entrés dans l’ère d’une violence inféconde, improductive. Nous allons devoir lâcher prise ou mourir. » En finir encore, aurait dit Beckett, mais avec quoi ? Avec l’autre, avec soi ? « Je ne dois plus mettre les autres en enfer, semble conclure Benoît Chantre. L’enfer est vide. Je suis le seul coupable. C’est de ce Moi qu’il me faut me défaire si je veux entendre la parole. » Pour finir, seule demeure peut-être la réflexion esthétique hors de tout prêt-à-penser, hors de toute idéologie comme nous y invite un dernier chapitre remarquable « La poudrière de Delft » dans lequel Chantre revient sur le tableau de Vermeer et ce « petit pan de mur jaune » qu’obsédait Proust, et dont il montre, en le confrontant à cette toile moins connue d’Egbert van der Poel, L’Explosion de la poudrière de Delft, qu’il recelait peut-être une autre leçon à méditer sur les « ruines de la cité des hommes ». Avis aux amateurs !

 

Benoît Chantre, Les derniers jours de René Girard, éditions Grasset

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