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Blog littéraire.


La vitesse des ténèbres

Publié par olivier rachet sur 30 Mars 2023, 10:16am

   L’art du roman reste définitivement américain. Et le dernier opus de Cormac McCarthy, Le Passager, le démontre à merveille. Immanence totale, art du dialogue in medias res, zéro psychologie. La littérature à l’os. Fait pâle figure l’ensemble de la production romanesque française à côté. De quoi est-il question dans ce récit qui alterne des séquences narratives détachées, n’hésitant pas à bouleverser la chronologie ? D’un homme et de sa sœur disparue, de leur amour incestueusement rêvé. C’est peu et c’est tout à la fois. Lui, Bobby Western, est plongeur de récupération, « en eaux profondes », et part dans les premières pages du roman à la recherche de la boîte noire d’un avion échoué en mer, d’où manque à l’appel un passager disparu qui donne son titre à un livre prenant un malin plaisir à multiplier les fausses pistes. Qui a prétendu que le roman était un miroir que l’on promenait sur une grande route ? C’est bien plutôt un miroir aux alouettes, un détecteur de métal, une sonde plongée à vingt-mille lieues sous les mers. Elle, Alicia, s’est suicidée et le roman s’ouvre sur son corps abandonné dans la neige. Une entrée en matière où le lecteur a les pieds dans la boue de l’existence, où le narrateur nous indique la part d’inconsolable sur laquelle s’ente tout récit : « Son manteau se dessinait saupoudré de neige là où elle l’avait abandonné et elle ne portait plus qu’une robe blanche et elle pendait parmi les arbres de l’hiver, poteaux nus et gris, la tête inclinée et les paumes légèrement ouvertes comme ces statues œcuméniques qui réclament par leur attitude qu’on prenne en compte leur histoire. Qu’on prenne en compte les fondations du monde qui puise son essence dans le chagrin de ses créatures. » Cette quête des profondeurs sur laquelle s’ouvre le livre est celle d’un homme épris de physique quantique, dont le père fut à l’origine de la création de la bombe atomique. Plongée dans les ténèbres de l’inconscient personnel et des névroses collectives. Le protagoniste sera confronté, sous la plume alerte de McCarthy, à tous ces démons de l’Amérique que sont Hiroshima, la guerre du Vietnam, l’assassinat de Kennedy et celui de la Beauté pure incarnée par Marilyn. Le personnage mystérieux surnommé Le Kid, doté d’étranges nageoires, avec lequel s’entretient Alicia donne peut-être l’une des clés d’un roman conçu à l’image d’un réacteur nucléaire qui aurait le pouvoir de fragmenter tous les ressorts romanesques classiques : « Et puis tout est censé dépendre de la vitesse de la lumière mais personne n’ose parler de la vitesse des ténèbres. Qu’est-ce qu’il y a dans une ombre ? Est-ce qu’elles se déplacent à la vitesse de la lumière qui les projette ? Jusqu’où va leur profondeur ? » Un simple dialogue rapporté entre le frère et la sœur dit à lui seul l’errance et la perte dont le récit ne cesse de déconstruire le motif : « Tu vas au cimetière ? / J’irai où tu iras. / Et si on partait tout de suite ? Tu as une voiture ? / Non. / Tant mieux. Allez, viens. »

   L’intrigue, sans celle relancée ou différée, à l’image de nos résolutions toujours erratiques, importe moins sans doute que cette perte de la Beauté et de toute forme de sensibilité qui lui donne sa raison d’être. À 90 ans, le romancier semble prendre déjà acte des prochains ravages de l’intelligence artificielle, de l’inéluctable plongée dans un obscurantisme dont on ne peut avoir idée aujourd’hui : « Les enfants à naître nourriront-ils le même élan envers une chose qu’ils ne peuvent même pas nommer ? L’héritage du verbe est chose fragile malgré toute sa puissance [...]. Je sais qu’il y a des mots prononcés par des hommes morts depuis des siècles qui jamais ne déserteront ton cœur. » Que deviendra ce monde fait de bric et de broc dans lequel erre le protagoniste, tournant en rond dans une nuit sans fin ? La narration est limpide mais l’espace-temps semble avoir volé en éclats. Comme dans un flux de conscience, qui serait ici davantage celui du narrateur que de ses personnages, les évènements se télescopent, s’enchaînent, rebroussent chemin sans crier gare. Nul besoin d’ellipse narrative puisque le Temps lui-même semble s’être éclipsé. Si l’on isole les premières phrases des différents chapitres, le roman pourrait s’apparenter à un poème en prose sur la disparition du Temps : « Il s’installa dans une cabane parmi les dunes [...] », « Les mois s’enfoncèrent dans l’hiver mais le Kid semblait avoir disparu. » Sur une même page, les indications spatio-temporelles s’annuleraient presque les unes les autres : « Il y avait des chouettes sous le toit de la grange avant même que la neige ait fondu », « Il se réveilla quelques nuits plus tard et écouta le silence », « Il passa la nuit dans un vieil hôtel de gare d’une petite ville du sud de l’Idaho », « Il prit les routes secondaires vers le nord ». Le roman, hanté peut-être par sa propre disparition, convoque la science quantique comme l’on se raccrocherait à une bouée de sauvetage : « L’un des problèmes de la mécanique quantique réside forcément dans la difficulté à admettre le simple fait qu’il n’existe pas d’information en soi, qui serait indépendante du dispositif nécessaire à sa perception. Il n’y avait pas de voûte étoilée avant qu’apparaisse le premier être doté des organes sensoriels lui permettant de la contempler. Avant cela, tout n’était que noirceur et silence. » Mais sait-on encore regarder la nuit, semble se demander l’un des amis de Bobby ayant fait le choix de s’isoler du monde : « Tu veux savoir à quand remonte la dernière fois que j’ai vu quelqu’un. Je pourrais te demander à quand remonte la dernière fois que t’as vu personne. La dernière fois que tu t’es trouvé tout seul. Que t’as regardé la nuit tomber. » Le lecteur, balloté par les errances du protagoniste qui, peu à peu, perd la totalité de ses amis, est traqué par d’étranges inconnus en quête d’un secret (celui de la bombe à fragmentation, peut-être) qu’il sait ne pas détenir ; le lecteur s’approche en permanence d’un feu dévastateur qu’il sait, lui, ne jamais pouvoir regarder en face. Un roman comme une apocalypse en plein jour, une déflagration sans nom que seule la poésie peut approcher : « Ils avaient vu dans le ciel de l’aube des oiseaux prendre feu et exploser silencieusement et retomber vers la terre en longues paraboles comme des confettis enflammés. » Le Passager est l’histoire de cette parabole qu’on pourrait ne plus appeler littérature si la lecture des romans venait à disparaître.

 

Cormac McCarthy, Le Passager, éditions de l’Olivier

La vitesse des ténèbres
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