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Blog littéraire.


Comme si le soleil tournait à l'envers

Publié par olivier rachet sur 22 Mai 2023, 09:03am

   Livre mythique, peut-être, on ne parle bien souvent de 2666 de l’écrivain chilien Roberto Bolaño qu’à renforts de métaphores vénéneuses. Le roman-fleuve inachevé instillerait son venin. Ses milliers de pages seraient une excroissance pathologique de cette toute-puissance du mal qui nous rongerait intérieurement. Susan Sontag a consacré un essai prodigieux à l’usage de ces métaphores (La maladie comme métaphore) qui transforment tout problème social en pathologie. Il en va de même pour la critique littéraire qui, fascinée par son modèle, n’en vient qu’à le pasticher servilement, quand elle ne l’arrime pas à un discours romantique, c’est-à-dire idéaliste. Sans doute échoue-t-on bien souvent à percevoir le moteur invisible qui meut une machine littéraire littéralement monstrueuse, à entrer dans le cœur d’un dispositif pourtant simple à décrire. Les pages s’accumulent, les faits s’ajoutent les uns aux autres dans une précision quasi naturaliste et l’on mesure à peine que la lecture se fait dans un compagnonnage peu recommandable et diabolique. On n’y prend pas garde mais entrer dans la lecture de 2666, c’est accepter de signer un pacte de lecture avec le diable. De quoi est-il question? D’universitaires tout d’abord en quête d’un écrivain introuvable, au nom étrangement inquiétant : Benno di Archimboldi. Comme la rencontre sur une table de dissection du dictateur fasciste et du peintre maniériste italien Arcimboldo. « La première fois que Jean- Claude Pelletier lut Benno von Archimboldi, ce fut pendant les fêtes de Noël de 1980, à Paris, où il suivait des cours de littérature allemande à l’université, il avait dix-neuf ans. » On ne peut rêver incipit plus informatif, plus réaliste même, mais telle la lettre volée d’Edgar Allan Poe, le nom même de l’écrivain, qui s’avèrera très vite n’être qu’un pseudonyme, a pour effet de pervertir la lecture. Il sera question de sacrifice et de résurrection, et d’une impossible quête d’une origine toujours déjà perdue : celle du nom même du diabolique. Dans une seconde partie, un journaliste afro-américain commente un match de boxe et découvre l’existence de meurtres en série commis au Mexique, dans la ville de Santa Teresa auxquels est consacré un bon tiers du roman. Sur plus de 400 pages, les crimes s’accumulent comme dans une litanie récitée par une des conteuses des 120 Journées de Sodome du marquis de Sade : « La morte fut trouvée dans un petit terrain vague dans la colonia Las Flores. Elle portait un tee-shirt blanc à manches longues et une jupe de couleur jaune, trop grande, qui descendait jusqu’aux genoux. [...] Le 20 novembre, une semaine après la découverte du cadavre d’Adela García Estrada, on trouva le cadavre d’une inconnue dans un terrain vague de la colonia La Vistosa. [...] Quatre jours après apparut le cadavre mutilé de Beatriz Concepción Roldán au bord de la route de Santa Teresa-Cananea. La cause de la mort était une blessure, infligée semblait-il par une machette ou un couteau de grande dimension, qui l’avait ouverte de bas en haut, du nombril jusqu’à la poitrine. » Qui n’entend que se rejoue dans ces milliers de crimes la passion même du Christ, ruse diabolique s’il en est ? Le corps, et notamment celui des femmes, est en trop, en surplus. Il scandalise – et ce ne sont pas les transhumanistes du jour qui me démentiront –, par son absolue gratuité, par son trop plein de vie à en perdre haleine. Le corps des femmes est ce motif vénéré par les peintres dont les hommes ne chercheraient qu’à se débarrasser. C’est prouvable et Bolaño enfonce le clou, si l’on peut dire. À ces intrigues s’ajoute, dans la dernière partie du roman qu’on ne dévoilera pas entièrement, le récit du combat mené par un certain Hans Reiter, aux côtés de l’armée allemande, sur le front russe, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces différents fils narratifs mis en place semblent n’avoir peu de liens entre eux, si ce n’est que l’écrivain dans sa quête d’anonymat et par sa signature même ne serait que l’image inversée d’un serial killer lui aussi introuvable. Ce qui s’est perdu, comme le suggère le journaliste afro-américain Fate à propos du cinématographe, serait peut-être le sens même du sacré. « J’aime voir des vidéos, pensa Fate. J’aime aussi aller au cinéma. J’aime coucher avec des femmes. Je n’ai pas en ce moment une partenaire stable, mais je n’ignore pas ce que signifie en avoir une. Est-ce que je vois le sacré quelque part ? Je ne perçois que des expériences pratiques, pensa Fate. Un creux qu’il faut emplir, de la faim que je dois apaiser, des gens que je dois faire parler pour pouvoir finir mon article et encaisser l’argent. » Les basses œuvres du matérialisme marchand si l’on veut nommer cet autre pacte que nous avons tous passé avec le diable du spectacle et de la consommation qui lui est subséquente. « [...] comme si le soleil s’était mis à tourner à l’envers », écrit le narrateur pour évoquer la promenade d’un personnage. L’expérience littéraire est à ce prix et 2666 en constitue l’une des mises en abymes les plus vertigineuses qu’il m’ait été donné de lire. Lire, et sans doute aussi écrire, serait à l’image de ce tableau d’Arcimboldo auquel l’auteur fait allusion, « Le cuisinier », dans lequel une nature morte de viandes rôties peut aussi représenter, si on prend la peine de renverser la perspective, la tête massacrée d’un soldat dont le casque serait suggéré par un simple plat. Votre tête, en lisant en écrivant, tombe dans la plus effroyable des clandestinités : c’est cela la littérature et rien d’autre ; aux antipodes d’une quelconque promesse de résilience ou de réparation si prisées aujourd’hui. Au cœur de l’entreprise romanesque sied un massacre, que le réel se contente de redoubler. La littérature est en prise directe avec ce que le néant continue de produire de plus mystérieux, à une vitesse toujours plus exponentielle : l’origine sanglante de notre condition de mortel. Dans la dernière partie du roman, une vision d’un personnage prénommé Lotte explicite à elle seule ce qu’il en est de cette dimension sacrificielle et spectrale de toute littérature : « Un soir, Lotte vit des ombres qui écoutaient la radio. L’une des ombres était son père. Une autre ombre, sa mère. D’autres ombres avaient des nez, des bouches et des oreilles qu’elle ne connaissait pas. Des bouches comme des carottes, des lèvres pelées, des nez comme des pommes de terre mouillées. Des foulards et des couvertures leur couvraient tous la tête et les oreilles, et à la radio la voix d’un homme disait que Hitler n’existait plus, c’est-à-dire qu’il était mort. Mais ne pas exister et mourir sont des choses différentes, pensa Lotte. Jusqu’à ce moment-là, elle n’avait pas encore eu sa première menstruation. » C’est ainsi, le diable revient éternellement !

 

Roberto Bolaño, 2666, éditions de l’Olivier, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio

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