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Blog littéraire.


Le meurtre fondateur

Publié par olivier rachet sur 5 Juillet 2023, 16:28pm

La pensée de René Girard fait-elle système ? En mettant au cœur de toute organisation humaine – qu’elle soit religieuse, culturelle, sociale ou politique –, l’idée première d’un meurtre fondateur, le philosophe fait table rase de tout idéalisme et revient à la face cachée des Évangiles. Raison pour laquelle sans doute, cette pensée d’ordre plus anthropologique que philosophique, qui se confronte à la puissance de déflagration de toute forme de conflictualité et du processus victimaire, a-t-elle souvent mauvaise presse en France, et notamment dans les lieux dédiés au savoir. Il faut revenir aux intuitions fondamentales de Girard qui sont autant de postulats dont on peut penser qu’ils restent toujours en partie occultés. Tel est d’ailleurs le sens du titre de ce livre d’entretiens et de recherches publié en collaboration avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort, Des choses cachées depuis la fondation du monde, qui se réfère à une parole du Christ. Il suffit de mentionner les titres des principales parties du recueil pour comprendre en quoi, et de façon sans doute plus radicale que Nietzsche, la pensée de Girard met à bas des siècles d’idéalisme platonicien. Au commencement, aucun ciel des idées, aucun processus d’individuation ; le principe même mimétique serait tout entier gouverné par une conflictualité meurtrière et un processus victimaire faisant de mon semblable un homme à abattre : « Le mécanisme victimaire : fondement du religieux », « Genèse de la culture et des institutions », « Les mythes : le lynchage fondateur camouflé ». Non seulement le meurtre est premier mais il n’a de cesse d’être occulté, escamoté ; à l’exception peut-être des auteurs comiques qui tels Cervantès ou les dramaturges en savent un rayon en matière de conflictualité : « [...] il y a chez Cervantès une intuition parfaitement étrangère à Platon ou à Hegel, l’intuition même qui fait dédaigner la littérature, parce qu’elle fait ressortir, de façon comique, la vanité de nos conflits ». Il en va de même chez Molière et de la tirade de Sganarelle ouvrant Dom Juan dans laquelle le valet se livre moins à une improbable apologie du tabac qu’à une remise en cause du postulat cathartique du théâtre. Rien n’est à purger, ni à purifier ; bien au contraire, il ne s’agit pour tout auteur digne de ce nom que d’exhiber le potentiel destructeur de toute conflictualité. La refonte anthropologique que Girard appelle de ses vœux n’oppose plus les notions d’interdit et de rituel ; elle en montre au contraire l’interdépendance ontologique : « Il n’y aurait pas de contradiction d’intention entre les interdits et les rituels ; les interdits cherchaient à écarter la crise en prohibant les conduites qui la suscitent, et si la crise recommence quand même, ou il semble qu’elle va recommencer, les rites s’efforcent de la canaliser dans la bonne direction et de l’amener à résolution, c’est-à-dire à la réconciliation de la communauté aux dépens d’une victime qu’il faut supposer arbitraire ». On accompagne Girard dans la pensée rigoureuse qui est la sienne et on obtient souvent un éclairage scandaleux sur ces rivalités mimétiques qui déchirent les individus et atomisent les familles, sur ces vexations et autres harcèlements que tout employé subit quotidiennement au travail, sur cette facilité avec laquelle certains représentants de forces dites de l’ordre continuent d’avoir la gâchette facile. On peut ergoter sur la nature humaine, on n’enlèvera pas à Girard cette intuition non consolante d’un meurtre premier. « Dans toutes les institutions humaines, écrit-il, il s’agit d’abord et toujours de reproduire, par l’intermédiaire, de nouvelles victimes, un lynchage réconciliateur ».

Mais là où cette pensée du bouc émissaire devient des plus fracassantes, c’est lorsque Girard l’applique non seulement à toute forme de mythes qu’il encourage de lire au pied de la lettre, mais surtout aux Évangiles. La mort du Christ ne rejoue pas un sacrifice rédempteur, elle est à appréhender littéralement comme un crime commis en commun. Ainsi en va-t-il, dans la Genèse, de l’expulsion du Paradis terrestre que l’auteur nous invite à décrypter comme un lynchage fondateur. « On ne veut pas savoir, écrit-il, que l’humanité entière est fondée sur l’escamotage mythique de sa propre violence, toujours projetée sur de nouvelles victimes », « Ce sont les hommes, en réalité, qui sont responsables de tout. Ce sont eux qui ont tué Jésus parce qu’ils sont incapables de se réconcilier sans tuer. Mais même la mort du Juste, désormais, ne peut plus les réconcilier, et les voilà de ce fait exposés à une violence infinie qu’ils ont eux-mêmes produite et qui n’a rien à voir, de toute évidence, avec la colère ou la vengeance d’aucune divinité ». Et d’ajouter, plus loin que « nous nous croyons les premiers à ‘démysthifier’ le mythe d’Adam et d’Ève et nous clamons partout notre fierté. Mais nous ne voyons pas ce qui essentiellement caractérise ce mythe et c’est qu’il pose les rapports entre la divinité et l’humanité en termes d’expulsion ».

Au final, de quoi s’agit-il donc dans cette pensée qui éclaire la philosophie « à la lumière du religieux » et d’une « anthropologie fondamentale » ? Ni plus ni moins que de réhabiliter la figure même de Satan, non le péché originel, mais le mal qui se glisse dans les interstices de tout rapport humain dont on sait qu’il n’est qu’un rapport de pouvoir qui ne dit jamais son nom ; condition sine qua non pour retrouver cette « clef de l’amour » dont parlait Rimbaud et qui reste le mystère non percé des Évangiles que nous nous évertuons à ne pas entendre. « Satan ne fait qu’un avec les mécanismes circulaires de la violence, avec l’emprisonnement des hommes dans les systèmes culturels ou philosophiques qui assurent leur modus vivendi avec la violence. C’est pourquoi il promet à Jésus la domination pourvu que celui-ci l’adore. [...] Satan, c’est le nom du processus mimétique dans son ensemble ». La connaissance pleine et entière de ces processus n’est-elle pas une planche de salut, si petite soit-elle ? Girard a l’élégance de laisser la question en suspens.

 

René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Recherches avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort, éditions Le livre de poche, biblio essais

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